Las du brouhaha incessant de la salle de commandement, le commandant Riga s’était posté sur la muraille pour prendre l’air quelques instants, faisant rouler ses épaules endolories. Il soupira : la situation n’était pas bonne. Quelque chose se préparait, il pouvait le sentir. Il scruta l’horizon, avec l’espoir secret que ses yeux fatigués pourraient y discerner quelque chose. Rien, évidemment.
Les groupes d’éclaireurs n’étaient pas encore revenus – s’ils revenaient un jour. Certains étaient des externes, recrutés à la hâte par Eléanore. Il n’aimait pas ça, travailler avec des externes – trop imprévisibles, trop peu ralliés à la cause – mais force était d’admettre qu’ils avaient besoin de toute l’aide qu’ils pouvaient trouver, et il avait de toute façon confiance en le jugement de sa commandante.
Néanmoins, lovée dans le creux de ses entrailles, la sensation d’urgence d’un danger imminent persistait. Les gars appelaient ça « l’instinct du vétéran » : une sorte de sixième sens, affûté par les campagnes et les cicatrices, qui avait permis à bien des soldats de rester en vie un jour de plus.
Il soupira une seconde fois : il voulait en avoir le coeur net, faire taire ses inquiétudes. Une mission de reconnaissance dans les environs lui sembla être une bonne mesure. Dans le meilleur des cas, ça apaiserait ses craintes.
Il réfléchit un instant : ses ressources étaient limitées, et il tenait à garder un maximum de chevaliers infernaux dans le fort. Peut-être que lui aussi pouvait faire appel à des externes, après tout. Il esquissa un sourire : la préservation était un excellent moyen de revoir ses principes. Néanmoins, il ne voulait pas les envoyer seuls.
Il pensa au capitaine Balin : le nain était un meneur d’hommes accompli, ne prenant pas de décisions inconsidérées. Malgré des colères aussi bruyantes que redoutées, il gardait la tête froide dans l’urgence. Cela faisait de lui quelqu’un de suffisamment fiable pour mener une petite troupe.
Fort heureusement, les recruteurs des Chevaliers Infernaux avaient écumé les environs pour passer le message que toute aide était la bienvenue au fort. L’appel avait porté ses fruits, et plusieurs aventuriers les avaient rejoints au cours des derniers jours. Le commandant fit un rapide inventaire mental :
Il y avait Kerrigan. De ce que Riga avait compris, il dirigeait autrefois une escouade d’éclaireurs dans les légions hobgobelines – des compétences qui allaient être très utiles pour la mission qu’il avait en tête. Il n’avait aucun doute sur sa capacité à suivre les ordres : chez les hobgobelins, c’était ce qui se rapprochait le plus d’une religion. Ses motivations n’étaient pas claires, mais Riga en avait vu d’autres : un pauvre ère de plus qui ne connaissait que la guerre.
Il avait des réserves sur les deux autres.
Bardy le Barde, un gnome tonitruant solidement charpenté. Même s’il ne semblait pas avoir d’expérience militaire à proprement parler, il avait une dégaine de vétéran qui avait connu les champs de bataille. Il semblait avide de gloire – mais Riga ne jugea pas : après tout, chacun se bat pour ses raisons, et il était inconsidéré de cracher dans la soupe.
Il ne savait que penser de Clairacine. Il ne connaissait pas bien les léchis. Mais il était séduit par son enthousiasme inébranlable, sa petite taille, et le fait qu’il était druide. Le terrain alentour étant forestier, sa présence lui parut tout à fait opportune.
Le commandant se redressa, et ses doigts gantés se crispèrent un instant sur la pierre froide de la muraille. Il avait son escouade. Restait à leur confier la mission.
***
Le groupe hétéroclite était rassemblé autour d’un feu mourant. Du café de mauvaise qualité frémissait dans une cafetière cabossée, posée sur quelques pierres plates au-dessus des braises. L’air du matin, encore brumeux, piquait les joues et mordait les pieds.
Ils avaient été convoqués par le Commandant Riga une heure auparavant, qui leur avait demandé de patienter le temps de régler quelques détails.
« …Certains disent qu’il ne marche plus tout à fait parmi les vivants. D’autres que chaque bannière plantée avec foi est une porte qu’il peut emprunter. Et depuis ce jour, dans chaque garnison, on laisse une place vide près du feu : on ne sait jamais. »
Kerrigan referma lentement Le Codex du Feu et des Cendres. Sa voix, grave et posée, s’évanouit dans le crépitement du bois.
« Ah bah ! Moi je la connaissais, cette histoire ! » s’écria Clairacine, un grand sourire aux lèvres et l’oeil pétillant de malice.
« Elle est assez connue, surtout chez les militaires. » approuva Balin en hochant la tête, l’air grave, mais le regard adouci par la nostalgie. Il était accoudé sur une énorme hache à deux mains, ornée de motifs finement gravés évoquant la mythologie naine.
« Je vous le dis : un jour, on contera l’histoire de Bardy le Barde, j’y travaille sérieusement. » lança le principal intéressé en se levant d’un bond, le torse gonflé d’orgueil.
Il exécuta une révérence théâtrale devant une foule imaginaire, puis fit rouler ses biceps sous des applaudissements fictifs et des soupirs moqueurs.
Clairacine reprit, tout en agitant les mains pour figurer un navire :
« C’était le Capitaine Gavros qui me l’avait racontée, à bord de l’Intrépide. »
Il accompagna sa phrase d’un petit mouvement de tangage, comme si la mer s’invitait soudain dans les hauteurs des montagnes.
« Il était gentil, le Capitaine. Il aimait bien les histoires, comme toi… »
Sa main-navire fendit l’air et vint doucement se poser sur le visage du hobgobelin, son index végétal atterrissant sur le nez de l’éclaireur :
« …Kerri ! »
Le petit buisson coloré éclata de rire. Kerrigan, les yeux fermés, soupira longuement.
Le Commandant Riga arriva peu après, la démarche droite, son manteau battant doucement dans l’air du matin. Ils remarquèrent son air fatigué : il était évident que ses nuits étaient courtes, ou du moins de mauvaise qualité.
« Comme vous le savez, j’ai une mission pour vous. Rien de bien compliqué : une reconnaissance. Vous ferez une boucle à travers trois points d’intérêt — l’ancienne étable, le Grand Arbre et le gué — avant de revenir au fort. Ça ne devrait vous prendre que quelques heures. »
Il marqua une brève pause, son regard balayant le groupe.
« L’objectif est d’identifier toute présence ennemie potentielle. Vous n’engagez que si nécessaire. Je n’ai que faire d’éclaireurs morts. »
Son ton était tranchant, mais sans dureté inutile. Il se tourna vers le nain.
« Vous suivrez les directives du Capitaine Balin, en qui j’ai une confiance aveugle.»
Un simple hochement de tête conclut la phrase. Le nain répondit par un bref salut, sobre mais affirmé.
Riga sortit un pli de cuir de sa ceinture et le tendit à Balin :
« Voici un document attestant que vous êtes bien en mission pour moi. Utile, si vous tombez sur une patrouille de chevaliers infernaux… Ou d’éclaireurs plus zélés qu’intelligents. »
Il hésita, imperceptiblement, puis ajouta :
« …Même si j’en doute. »
Son regard resta une seconde de plus sur le groupe. Puis il s’éloigna, sans un mot de plus.
Les préparatifs furent rapides. Très vite, le groupe se retrouva devant les lourdes portes du fort, la bise fraiche soulevant à peine leurs capes.
Balin prit la parole, d’un ton clair et sans détour :
« L’étable n’est pas très loin, par là. »
Il désigna le nord-est d’un geste ample.
« Kerrigan, au vu de ton expérience, tu ouvriras la marche. On te suivra à bonne distance. Bardy, tu fermes la marche — si quelqu’un tente de nous prendre à revers, tu seras nos yeux. On évite les sentiers autant que possible. »
Kerrigan hocha la tête sans un mot et s’élança à travers les hautes herbes des plaines, aussi silencieux qu’une ombre.
Quelques kilomètres plus loin, les contours d’une bâtisse en ruine émergèrent doucement de la brume matinale. L’ancienne étable.
Kerrigan leva la main : halte. Les autres s’accroupirent aussitôt.
Il observa. Rien de visible, mais son instinct restait sur le qui-vive. Il fit signe au reste du groupe d’avancer prudemment. Tous se rassemblèrent devant la structure délabrée. Le toit éventré laissait entrer la lumière. Balin, accroupi près d’un mur, murmura :
« Restez sur vos gardes. Je vérifie l’intérieur avec Bardy. »
Ils passèrent la porte branlante et inspectèrent l’intérieur. Pas de piège, pas de mouvement. Des signes de passage, cependant.
Ils revinrent à l’extérieur, où Kerrigan s’était déjà accroupi, examinant le sol.
« Ils étaient une dizaine. Quinze peut-être. Trop pour de simples éclaireurs. » « Aucune trace de balise de marquage — donc soit des amateurs, soit ils n’étaient pas là pour ça. Pas de feu. Pas de campement. Ils ont juste traversé. D’après moi, ils— »
« Capitaine ! Capitaine ! »
Clairacine déboula soudain d’un coin de mur, tenant entre ses mains un chrysanthème comme on tiendrait un oiseau blessé.
« J’ai parlé avec ma nouvelle amie Chrysanthème. Elle a vu une troupe d’une vingtaine d’orcs passer par ici, direction le gros rocher en forme de tête de cerf ! »
Bardy arqua un sourcil, mi-intrigué, mi-amusé :
« Comment une fleur peut voir aussi loin ? Ça n’a aucun sens. »
Clairacine leva les yeux au ciel avec un soupir théâtral :
« Par le pollen, pardi. »
Tous les regards se tournèrent vers Balin.
« Ce n’est pas sur notre itinéraire. »
Son ton était sec, mais une ombre d’hésitation voilait son regard.
« Les ordres étaient clairs : on doit les identifier. » trancha Kerrigan, les bras croisés.
« Ils sont une vingtaine, Kerrigan. Nous, on est quatre. »
Bardy haussa les épaules, un sourire en coin :
« Bah, on peut juste regarder sans toucher. Comme dans une taverne de noble. »
Ni Balin, ni Kerrigan ne réagirent. Clairacine gloussa doucement, couvrant sa bouche du bout des doigts.
Un silence.
Puis Balin lâcha enfin :
« Très bien. Prudence. On observe, on n’engage sous aucun prétexte sans mon autorisation. » Ils avancèrent prudemment sur le sentier escarpé menant au rocher. En contrebas du talus, une petite clairière s’ouvrait, à peine une dizaine de mètres de diamètre. Le sol y était boueux, piétiné. Tout autour, des buissons épais, denses comme des pièges : une meute d’orcs aurait pu s’y dissimuler sans effort.
Balin murmura, les yeux plissés :
« Ils seraient dans les fourrés ? »
« Je vais voir. Je reste en hauteur. » souffla Kerrigan.
« Je t’accompagne » ajouta Bardy sans attendre.
Clairacine ne dit rien et suivi gaiment ses deux nouveaux amis sur les hauteurs du talus.
Mais Bardy, mal positionné en retrait, glissa légèrement, et Kerrigan, en se retournant, lui marcha sur le pied. Le cri du gnome résonna comme une cloche de taverne.
Ils se figèrent tous les trois.
Silence. Aucun mouvement. Pas de cri, pas de flèche.
Mais s’il y avait quelqu’un… Ils étaient repérés à coup sûr.
Kerrigan jeta un regard noir au gnome, puis, après un dernier coup d’oeil aux buissons, fit un geste rapide aux autres : voie libre.
Ils descendirent.
Clairacine fronça le nez :
« Mmmmh… Ça sent bizarre, par ici. »
Une odeur familière. Âcre. Instable.
Balin, qui les avait rejoints, échangea un regard avec Kerrigan.
« Des explosifs. »
Et en effet — dissimulés dans les fourrés — plusieurs charges, soigneusement emballées : poudre, cristaux alchimiques, détonateurs rudimentaires… Assez pour souffler un pan entier du mur du fort, peut-être même plus encore.
Bardy siffla bas :
« Ça en fait du matos… Faudrait saboter tout ça. Mais même pour quelqu’un d’aussi musclé que moi… Impossible de tout emporter. »
Balin resta un instant silencieux, calculant.
« On prend un échantillon des trois composantes. On sème la poudre dans la boue, ça la rend inutilisable. On emporte les cristaux, et on les balance dans la rivière. »
Voyant l’hésitation de ses compagnons, il ajouta avec un demi-sourire fatigué :
« Elle n’est pas très loin, bande de tire-au-flanc. »
Après avoir neutralisé les explosifs, le groupe reprit la route vers le Grand Arbre, qu’ils distinguaient déjà à l’horizon. Même brisé, il dominait la canopée alentour, sa cime mutilée s’élevant comme le vestige d’un phare écroulé. Pas étonnant qu’il soit un point de repère.
À l’orée de la forêt, Kerrigan ralentit le pas, observant le sol d’un oeil méfiant.
« Trop de passages. Le sol est meuble, piétiné par la faune… Je ne peux pas suivre de piste fiable. »
Bardy fit un signe de tête vers Clairacine :
« Peut-être que notre ami Léchi pourrait… »
Mais Kerrigan, déjà tourné vers lui, constata que le druide était totalement absorbé par un vol de papillons colorés, les yeux brillants, un sourire béat sur le visage.
Il haussa les épaules et ravala son commentaire, préférant redoubler de prudence.
Lorsqu’ils atteignirent le Grand Arbre, tous marquèrent un arrêt. De près, il semblait encore plus ravagé. Le tronc fendillé, les branches arrachées, les racines en partie déterrées.
« Qu’est-ce qui a bien pu faire ça ? » s’exclama Bardy, incrédule.
« Le vent, sans aucun doute. » répondit Clairacine d’un ton rêveur.
Les autres échangèrent un regard sceptique. Mais sans meilleure explication, ils s’en tinrent là.
Kerrigan, accroupi près du tronc, désigna de fines entailles régulières.
« Marques de dague. Quelqu’un a escaladé cet arbre. »
Balin leva les yeux vers la cime et demanda, presque machinalement :
« Tu te sens de monter ? »
Sans répondre, Kerrigan s’élança. Ses doigts trouvèrent naturellement les prises dans l’écorce meurtrie.
Pendant ce temps, Bardy s’attarda près des racines. Il frôla l’écorce du bout des doigts, un frisson le traversant.
« Il y a quelque chose de pas net. L’arbre est… malade. Comme rongé de l’intérieur. »
Clairacine s’approcha, fronça les sourcils à son tour. Mais aucun mot ne vint.
À mi-hauteur, Kerrigan découvrit un petit recoin dans le tronc. Plusieurs fioles y étaient dissimulées : élixirs, mutagènes, des drogues de guerre. Il les glissa rapidement dans son sac, puis reprit l’ascension. Encore un peu plus haut, il atteindrait une vue dégagée. L’opportunité était trop belle pour s’en priver.
Lorsqu’il parvint enfin au sommet, son regard balaya l’horizon — et se figea.
Une colonne d’orcs, une centaine au moins, avançait à bonne allure en direction du fort. Impossible d’en discerner tous les détails à cette distance, mais une chose était claire : l’attaque était imminente.
Il redescendit aussi vite qu’il put.
« Ils seront au fort dans trois heures. Grand maximum. »
Balin ne prit qu’une seconde pour répondre, la mâchoire serrée :
« On rentre. Maintenant. »
« Et le dernier point de repère ? » demanda Clairacine
« Ça ne sert à rien de ramener un rapport à des cadavres. On rentre. Et au pas de course. »
Bardy s’étira avec une grimace faussement sportive :
« Très bien, très bien. Je préfère le sprint à la stratégie, de toute façon… »
Sans un mot de plus, ils se mirent en route, accélérant le pas.
Ils arrivèrent devant la même porte qu’ils avaient quittée quelques heures plus tôt. Haletants, les bottes couvertes de boue, ils pressèrent le chevalier infernal de leur ouvrir en urgence.
De l’autre côté, Riga les attendait déjà, les bras croisés, les traits tirés. Il écouta le rapport de Balin sans un mot, alors que son regard s’assombrissait à mesure que les nouvelles tombaient. Il avait redouté ce moment — et maintenant, il était là.
Mais ce n’était pas l’heure des bilans.
« Alerte générale ! Sonnez le tocsin ! Mettez le fort en défense ! »
Sa voix autoritaire résonna dans toute l’enceinte du fort. Alors que les chevaliers infernaux s’activaient autour de lui, il se tourna vers le groupe d’éclaireurs, son ton redevenu plus doux mais néanmoins confiant :
« Faites ce que vous pouvez. Vous êtes les seuls à les avoir vus. Aidez-nous à organiser la défense. »
Du doigt, il désigna tour à tour : une baliste bringuebalante, les druides du Cercle de Pierre, et la Compagnie des Corneilles — une escouade de kobolds récemment formés à la guérilla de terrain.
La baliste fut positionnée au-dessus de la porte, surélevée sur un monticule de pierre pour optimiser son angle de tir. Les Corneilles furent envoyées en silence vers les flancs de la montagne, là où les orcs ne les attendraient pas. Quant aux druides, on les plaça en triangle, à des points stratégiques, pour canaliser les forces de la nature si le combat tournait mal. Kerrigan donna les élixirs et les mutagènes à qui voulait, avant d’attendre les ordres.
« Kerrigan, à la baliste ! Clairacine, Bardy, avec moi sur le mur ! » ordonna Balin sans hésitation.
Le hobgobelin grimpa sur la plate-forme. Ce n’était pas une baliste de garnison. Plutôt un assemblage de fortune, bricolé avec rage par un esprit ingénieux et désespéré. La mire était tordue. Le bois fatigué. Mais Kerrigan avait déjà fait bien plus avec bien moins.
D’en haut, il voyait la plaine. Et la horde approchait : noire, compacte, inarrêtable.
Ils identifièrent rapidement les menaces prioritaires dans la masse grouillante : deux orcs massifs, bardés d’explosifs, fonçaient droit vers les portes. À l’avant des troupes, deux vétérans en armure sombre guidaient les fantassins avec une précision inhabituelle — trop bien organisés pour une armée orque. Ce n’était pas un simple raid. C’était un assaut planifié.
Kerrigan réagit aussitôt. Il ajusta la mire de la baliste, visa l’un des bombardiers, et tira le levier. Le carreau partit dans un cri strident, tranchant l’air à une vitesse ahurissante. L’orc esquiva in extremis d’une roulade brutale, mais derrière lui, trois soldats furent transpercés et arrachés du sol. Des cris s’élevèrent à la vue des corps désarticulés.
Kerrigan grogna. Il se pencha pour recharger, mais le mécanisme grinça et se bloqua à mi-course. Encore fonctionnel, mais trop lent. Beaucoup trop lent.
Il jeta un regard à deux chevaliers infernaux postés non loin : deux gamins, à peine sortis de l’adolescence, figés, visiblement dépassés par les évènements.
« Vous deux ! À la baliste, maintenant ! »
Ils sursautèrent, mais obéirent sans poser de question, se précipitant vers l’engin. Kerrigan, déjà en mouvement, attrapa son arc, tira une flèche, puis une seconde dans la foulée.
Les deux traits allèrent se ficher dans le plastron du bombardier visé plus tôt. L’orc vacilla, tituba, ralenti mais toujours debout — et toujours dangereux.
Sur le parapet, à quelques mètres de là, Clairacine entama une petite danse étrange. Ses bras tournoyaient comme des lianes au vent, et ses pieds martelaient les pierres avec un rythme ancien. Autour de lui, l’air sembla se charger d’une énergie verte et grondante : les forces primales étaient à l’oeuvre.
« J’ai un cadeau pour vous, vilains vilains ! » s’écria-t-il, hilare.
Au pied du fort, le sol se souleva. Des buissons de ronces colossales jaillirent de la terre, tordues comme des serpents d’épines. En un instant, elles s’enroulèrent autour des jambes ennemies, lacérant les chairs, déchirant les tendons. Les orcs les mieux armurés furent ralentis — ceux en cuir léger, eux, hurlèrent, prisonniers d’un océan d’épines acérées, leurs cris contrastant avec le rire léger de Clairacine.
Mais la vague ne s’arrêtait pas pour autant. Le premier commandeur orc, bien que blessé et entravé, atteignit le mur. Avec une agilité déconcertante pour sa taille, il escalada les pierres comme un prédateur. Il bondit sur le parapet, visant Balin d’un coup lourd et brutal. Le nain, encore en train d’essuyer la mousse d’un des breuvages qu’il venait d’avaler, para de justesse avec l’avant-bras. Le choc le fit reculer d’un pas, mais il resta debout, les yeux flamboyants.
« À mon tour, maintenant. »
Sa main saisit sa hache à deux mains. Et Balin hurla. Pas un cri de peur, mais un cri de guerre. Sa colère se déchaîna, pure, ancienne, rugissante. Le Capitaine des chevaliers infernaux tempéré laissait place à un concentré de rage faisant pleuvoir les coups.
Pendant ce temps, le premier destructeur, déjà blessé par les flèches de Kerrigan, atteignait les abords du mur. Malgré les ronces qui l’entravaient, il leva un bras et lança un feu grégeois avec toute la rage qui lui restait. La trajectoire était bonne… mais pas assez. La bombe frôla le parapet et alla exploser dans un geyser de flammes à deux pas de Bardy, projetant des éclats brûlants dans une odeur de soufre. Le gnome resta figé, un sourcil levé, l’air outragé.
« S’en prendre à moi ? Moi ?»
Il écarta les bras d’un air théâtral, puis entonna un chant. Une mélodie moqueuse, délicieusement paillarde, truffée de rimes douteuses et de provocations finement ciselées. La voix de Bardy, passa alors au-dessus du tumulte de la bataille. Le destructeur, déjà ralenti par ses blessures et les ronces, sembla alors tituber, comme pris dans une temporalité alternative et dissonante, l’esprit englué dans la chanson. Ses mouvements devinrent hachés, imprécis, presque comiques.
« Et voilà, mon brave, une petite danse ? Non ? Dommage ! »
Mais ailleurs, l’horreur avançait. Le second commandeur orc, plus massif, plus rapide, grimpa au parapet dans un fracas de métal et de chair. Il s’abattit sur les défenseurs sans retenue, balayant les premières lignes comme un bûcheron ivre. Des gardes tombèrent : il eut des cris et des lames brisées.
Et derrière lui, les hordes atteignaient enfin les murs. Les échelles étaient plantées. Les orcs escaladaient, bondissaient, hurlaient. La bataille faisait rage.
Kerrigan décocha une dernière flèche dans le torse du destructeur devenu pantin sous l’effet du chant de Bardy. La flèche s’enfonça profondément, mais l’orc, malgré tout, remuait encore.
Sans perdre de temps, le hobgobelin rangea son arc, dégaina ses deux lames dans un même geste fluide, et plongea dans la mêlée. Les coups pleuvaient autour de lui, les cris se mêlaient au fracas du métal. Il se fraya un chemin entre les combattants, l’oeil rivé sur sa cible : le vétéran orc, à quelques mètres à peine de Clairacine et Bardy. Trop proche. Trop dangereux, et eux, trop peu armés pour le corps à corps.
Mais alors qu’il s’apprêtait à le rejoindre, Bardy, toujours juché sur une pierre, lui lança d’un ton pressé :
« Commence par le destructeur ! Il revient à lui, et il va tous nous faire sauter! »
Kerrigan grogna, mais acquiesça sans ralentir. Il bifurqua vers le colosse bardé d’explosifs, encore vacillant, et prépara ses lames pour un assaut décisif.
À quelques mètres, Clairacine, toujours dans l’hilarité la plus totale, levait les bras au ciel, une lumière verte tourbillonnant autour de lui. Il incanta un nouveau sort, les syllabes anciennes roulant sur sa langue comme des vagues sur une rive.
Soudain, une tornade miniature surgit du sol au coeur des orcs. Le vent hurla, et les ennemis furent arrachés du sol comme des feuilles mortes. Clairacine les fit virevolter un instant — dans un étrange ballet aérien — avant de les relâcher d’un geste théâtral. Les corps retombèrent en vrac, certains brisés, d’autres grognant à peine.
« Regardez-les voler ! Comme des pissenlits moches ! » s’exclama-t-il, comme s’il regardait un spectacle de marionnettes conçu spécialement pour lui.
Balin affrontait le vétéran orc comme un roc face à la tempête. L’assaut s’était mué en duel, violent et sans fioritures. Le nain cherchait une ouverture, cognant, esquivant, encaissant. Puis, dans un élan de rage contenue, il leva sa hache et abattit un coup si puissant qu’il en perdit l’équilibre. L’acier trancha net : le vétéran, pris de plein fouet, fut littéralement coupé en deux, son torse basculant en arrière dans un geyser de sang. Balin resta un instant figé, surpris par sa propre force. Mais l’instant fut de courte durée.
À quelques pas de là, le second destructeur, que personne n’avait vu s’approcher, poussa un hurlement guttural et déclencha la charge accrochée à son torse. Une énorme explosion déchira les airs. Le souffle projeta des corps, des pierres, et un pan entier de parapet s’effondra dans un vacarme de fin du monde.
Des chevaliers infernaux comme des fantassins orcs furent soufflés indistinctement, mêlés dans le chaos comme des feuilles mortes. Les aventuriers étaient sonnés, couverts de gravats, mais miraculeusement vivants. L'explosion les avait frôlés, et contre attente, épargnés. Autour d’eux, la bataille tournait au cauchemar.
Les régiments peaux-vertes escaladaient encore, inlassables. Le sol du fort était un enchevêtrement de combats isolés, de blessés rampants, de coups portés à l’aveugle. Les Corneilles n’avaient pas encore donné leur assaut, le terrain de jeu de Clairacine étant beaucoup trop dangereux.
Quant aux druides du Cercle de Pierre, censés protéger les flancs… Ils étaient là, paralysés par la violence des événements. Incapables de canaliser l’énergie de la nature dans ce tumulte de feu, de sang et de métal. Leurs incantations mouraient dans leurs gorges. Certains priaient. D’autres pleuraient. Ils étaient inutiles, ni plus ni moins.
Kerrigan ne laissa aucune chance au destructeur blessé. Voyant l’orc tituber, groggy mais encore vivant, il s’élança. Ses deux lames dansaient entre ses mains. Il tourna autour de sa cible avec une précision chirurgicale, puis enclencha une tornade de lames, rapide et létale, aussi acérée que des rasoirs. Le destructeur tenta de lever un bras, mais déjà les coups pleuvaient — précis, implacables. En quelques secondes, il ne resta de lui qu’un corps lacéré, effondré dans son propre sang, sans même un dernier râle.
À quelques pas de là, Bardy observait la scène, accoudé à un muret brisé, l’air presque dédaigneux. Il ne semblait pas importuné le moins du monde par le tumulte de la bataille qui faisait rage.
« Il est temps de redonner un peu de panache à tout ça… On s’ennuie ici ! »
Il leva la voix. Un chant s’éleva — clair et puissant.
Les notes ricochaient contre les pierres du fort, traversaient la fumée et les cris. Ce n’était pas une simple mélodie : c’était un appel. Un cri d’ivresse devenu cri de ralliement. Un hymne de taverne devenu hymne de survie. A peine paillard une fois encore.
Peu à peu, ceux qui l’entendirent redressèrent la tête, raffermirent leur prise sur leurs armes, reprirent pied dans la mêlée. Le courage vibrait dans l’air, porté par cette voix vive, et délicieusement insolente.
Même Balin, haletant, couvert de sang et de suie, esquissa un sourire.
« Bien joué, bouffon. »
« Et avec style, toujours. » rétorqua Bardy, ponctuant sa performance d’un salut théâtral grandiloquent.
Et contre toute attente, la marée orc commença à refluer. La ligne de front, pourtant instable et éventrée, tenait bon. Les peaux-vertes, surpris par une défense aussi farouche, perdaient l’avantage. Leur masse se dispersait, hésitante. L’effet de surprise était brisé : ils ne s’étaient pas attendus à une résistance organisée.
Mais cet espoir fut de courte durée. L’air se chargea alors soudainement d’une puanteur insoutenable, au relent de charogne et de soufre, épais comme un brouillard toxique. Même les orcs ralentirent, instinctivement.
Deux formes surgirent au loin. D’abord, une silhouette titanesque : un Shemhazian, un démon haut de sept mètres, son corps déformé par la haine et la violence. Il avait un torse bestial, un visage de loup difforme orné de six yeux rouges, une queue de scorpion frémissante, et deux appendices insectoides jaillissant de ses omoplates. À chacun de ses pas, le sol semblait vouloir fuir sous lui.
À ses côtés marchait une abomination plus lente mais non moins terrifiante : un guerrlier, un amalgame de corps en décomposition, soudés par la magie impie en une masse putride et mouvante. Des bras, des têtes, des torses pendaient et remuaient au rythme de sa marche.
Balin, pétrifié un instant, laissa échapper :
« Par la barbe de Torag… »
« On a un problème, je pense. » ajouta Bardy, le ton soudainement un peu moins léger.
« Beurk beurk… » confirma Clairacine.
Le Shemhazian fut sur eux en un instant – il bondit au pied du mur dans un fracas de griffe et de pierre, ses six yeux écarlates assoiffés de chair. Sa présence seule suffisait à faire trembler les fondations du fort.
Bardy fut le premier à encaisser. La queue du démon, surgissant de nulle part, le frappa en pleine poitrine comme un fouet impie. Le choc fut brutal et le barde semblait mal en point – mais toujours debout.
À l’autre extrémité du mur, le guerrlier ne semblait même pas s’intéresser au combat : en effet, il se livrait à un repas obscène. Ses multiples bouches mâchonnaient les cadavres de chevaliers infernaux tombés, ses membres tremblants absorbant la chair dans un chant guttural infect, aux mélodies tintées de bruits de succion.
Sur le front principal, le combat faisait rage contre le démon de la mutilation.
Kerrigan harcelait la créature, ses lames traçant des arcs d’acier dans l’air, visant les jointures, les points faibles. Il esquiva de justesse un coup de griffe qui aurait fendu un tronc d’arbre, puis riposta avec une frappe rapide au flanc — qui ne fit qu’égratigner l’épaisse carapace.
Clairacine, quant à lui, virevoltait sur le parapet, bras levés, cheveux végétaux agités par un vent surnaturel. Il invoqua des mini-tornades avec la joie déconcertante d’un enfant jetant des cailloux dans l’eau.
« Allez, hop, en l’air les méchants ! »
De petits vortex déchaînés jaillirent du sol, soulevant orcs, débris et parfois même des pierres, avant de tout rejeter violemment dans le champ de bataille. Le démon, lui, fut plusieurs fois déstabilisé par les bourrasques tournoyantes, peinant à maintenir son équilibre alors que les vents lui fouettaient le visage et les flancs.
Balin, quant à lui, frappait avec une brutalité emprise de certitude. Il devait passer à la vitesse supérieure. Son amulette brilla, puis l’air autour de lui se chargea d’électricité. Des arcs parcoururent son armure. Ses yeux devinrent deux braises bleutées.
« Que la fureur des anciens me traverse… »
Il inspira, et un éclair fulgurant jaillit de sa bouche : un souffle draconique, un torrent d’énergie pure qui frappa le Shemhazian de plein fouet. L’explosion projetta le démon en arrière dans une gerbe de foudre et de cris inhumains. L’impact carbonisa plusieurs orcs proches et laissa une large brûlure noire sur les pierres du mur.
Le démon tituba, ses six yeux clignant en désordre, secoué.
Bardy se redressa avec un rictus mauvais. Il leva une main tremblante, l’autre dessinant des glyphes dans l’air comme s’il écrivait des insultes directement sur le voile de la réalité.
Il vocifera son sort dans une langue oubliée, et une onde invisible frappa le Shemhazian de plein fouet. Le démon vacilla, ses mouvements soudain désordonnés, arythmiques.
Il était stupéfié, paralysé, prisonnier de sa propre masse. Il cligna lentement des yeux, un grognement étranglé à la gorge, incapable de comprendre ce qu’il subissait.
« Voilà. Tu fais moins le malin maintenant ! »
Déstabilisé, le démon était désormais une menace moins importante. Après encore quelques échanges furieux, il finit par tomber.
Ses six yeux roulèrent vers le ciel, son souffle devint un râle rauque, puis plus rien. Son corps massif s’effondra sur les pierres dans un bruit sourd, soulevant un nuage de poussière mêlé de sang et de magie corrompue.
Un instant, personne ne bougea.
Puis, sans un mot, les regards se tournèrent vers le dernier fléau encore debout : le guerrlier.
La chose titubait au milieu de la cours après avoir visiblement passé le mur, mastiquant encore un bras désarticulé, ses membres grotesques agités de spasmes. Il avait fait des dégâts redoutables au sein de l’ost de chevaliers infernaux, qu’il avait chargé de sa masse informe et dégoulinante.
Les aventuriers s’occupèrent alors de lui, aidé par les survivants. Clairacine tenta de l’attaquer avec du poison, mais ça ne semblait pas affecter la créature, contrairement aux lames.
Après quelques minutes, la créature périt enfin, céda sous son propre poids et celui de ses difformités. Le silence se fit : plus de cris, plus de lames qui s’entrechoquent.
Les orcs, privés de commandement et de toute cohésion, fuyaient. Certains hurlaient, d’autres jetaient leurs armes, la panique se répandant comme une traînée de poudre.
Le combat était gagné.
Les corps jonchaient tout autour du fort, sur les murs encore debout et dans la cour centrale. Le fort avait tenu bon.
Mais à quel prix ?
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