Shadowclaw
La rue était déserte. Il pleuvait depuis le matin et c’était presque une petite rivière qui s’écoulait au milieu la chaussée, dans la gouttière débordante. Tu regardas à gauche, puis à droite, puis tu t’engageas sur ta gauche, dans une ruelle plus étroite. Là, tu le sentis. Il était là il y a quelques minutes seulement, et pourtant, tu avais l’impression de voir sa silhouette déambuler devant toi. Ton odorat précis te permettait de reconstituer la scène presque au détail près : il se déplaçait à petits pas rapides, comme mu par la peur d’être vu, tandis que son lourd manteau complètement trempé le ralentissait. « Il ne devrait pas avoir peur d’être vu, il a bien plus à craindre que cela... » pensas-tu avec un léger sourire qui découvrit tes dents. Si la ruelle avait abrité des personnes, un observateur attentif aurait pu sursauter à la vue dérangeante de tes dents pointues. Mais elle était déserte. Tant mieux. Avoir un public ne t’aurait pas déplu, mais cela aurait complexifié la sortie de la ville.
Tu t’engageas en faisant de grandes enjambées, tellement grandes qu’on aurait pu croire que tu sautais avec une grâce et l’agilité d’un chat… ou d’un loup. Tu te retrouvas rapidement devant une double porte d’une vieille grange au fond de la ruelle. « Entrepôt de l’Or-Argent ». Tu connaissais le propriétaire, tu l’avais déjà rencontré sur le marché, mais ta présence ici n’avait rien à voir avec lui. Aujourd’hui, tu traquais. Il s’agissait de ton activité favorite, car tu étais le meilleur dans ce domaine. Tu avais ta manière bien délicat, dans un premier temps, de parvenir à tes fins. Il suffisait de rôder autour de la proie, suffisamment longtemps qu’elle se sente désespérée, suffisamment éloignée pour qu’elle ne distingue qu’une ombre inquiétante, suffisamment proche pour qu’elle sente ton souffle chaud dans son coup, suffisamment intelligemment pour qu’elle se recluse quelque part, dans un endroit où elle se sentirait en sécurité, tout en sachant au fond d’elle qu’il s’agit d’une voie sans issue, le dernier rempart d’où elle ferait son baroud d’honneur. Alors dans son esprit, l’espace se rétrécissait, la vie s’écourtait, l’air se raréfiait, jusqu’au dernier souffle avant la rencontre de l’humus de la tombe. Enfin, ce qu’il resterait du corps. Car tu avais faim.
Cette traque t’avait ouvert l’appétit et cela s’ajouta à ton excitation. Rien de tel qu’un léger sentiment de faim pour augmenter ton acuité et accélérer la traque quelque peu, juste assez pour pousser la proie au bord de la crise de panique. Tu avais déjà traqué en ayant trop faim, et cela s’était soldé par une énorme cicatrice traversant ton corps de ton genou à ton épaule. Tu avais déjà sous-estimé tes adversaires, mais ce soir ce ne serait pas le cas. Tu ne passerais pas par la grande porte entrouverte, mais tu annoncerait néanmoins ta venue comme si c’était le cas. Avec un petit grognement, tu passas à ta forme hybride, et tu plantas les griffes dans le montant de la porte, et tu commenças à grimper à la verticale pour te diriger vers l’étage supérieur. Tu avais décidé de choisir l’une de tes mises en scène favorite : la Faucheuse Inévitable. Tu grimpas en quelques secondes seulement et tu arrivas à hauteur de la grande ouverture située juste au-dessus de la porte massive, qui permettait grâce à une poulie de monter les marchandises à l’étage supérieur. Une fois au-dessus, tu t’accroupis dans l’ouverte, avec une posture d’oiseau de proie, sachant pertinemment bien que la personne que tu suivais devait apercevoir les contours inquiétants de ton corps… et c’était exactement ce que tu espérais.
La seconde d’après, tu étais envolé, évaporé dans la pénombre, laissant seulement la possibilité à l’homme qui tentait d’étouffer le bruit de sa respiration de deviner un grognement sourd. Il se déplaçait telle une souris apeurée, perdant son souffle petit à petit non à cause de l’effort, mais parce qu’il oubliait de respirer par moment. Il sortit de sa cachette derrière la caisse remplie de lingot de fer, au fond de la grange, pour tenter de cacher derrière un pilier, quelques mètres plus proche de la porte d’entrée. Tu étais entré en ces lieux, il fallait maintenant qu’il en sorte. Vivant. Il n’avait pas de plan en tête, car son esprit était trop absorbé à balayer toutes les ombres du regard. Il commençait à voir des formes fantasmagoriques se dessiner dans les recoins de chaque angle. Il perdait petit à petit la notion du temps. Cela faisait-il quelques secondes ou dix minutes qu’il attendait derrière ce pilier ? Cette pensée l’effraya, et il se précipita alors pour se mettre dans une position plus protégée, entre deux énormes armoires. Mais il n’avait pas remarqué ce qu’il y avait sur ces meubles. Un petit tintement clair se fit entendre alors que deux cullières en argent s’entrechoquèrent. Il lui sembla alors que même le bruit de la pluie c’était arrêté, tout comme son cœur. Le silence régnait alors sur les lieux. Dans la panique, il sortit alors en trombe de sa planque pour tenter de se jeter à l’extérieur, dans la fine fenêtre de lumière que l’entrebâillement laissait passer. Dans ce silence, il courait comme si le temps s’était distordu, et il avait l’impression que le sol flanchait sous ses pieds, que la pièce commençait à tourner dans son esprit. Et pourtant, rien ne l’arrêtait. La lumière se faisait de plus en plus intense dans son champ de vision, et l’éblouissait petit à petit, comme si le Paradis lui ouvrait ses portes après une éternité en enfer.
Noir.
La porte s’était refermée juste avant qu’il ne puisse la franchir. Il avait pourtant vu la créature entrer, il ne pouvait donc pas l’avoir refermé de l’extérieur. Une goutte tomba alors sur ses cheveux bruns ébouriffés. Puis une autre. Il leva la tête et put voir une ombre tapie, accrochée aux montants de la porte, des grandes griffes le retenant dans la parois de bois. Les griffes de son autre main (ou patte?) étaient plantées dans le battant qui venait d’être claqué sur son nez. Il tituba en reculant lentement vers l’arrière, et c’est là que tu allais en finir.
Tu ne l’avais jamais vu, mais ton odorat te trompait rarement. Il s’agissait d’un humain de petite taille, qui semblait venir des terres à l’est, probablement de Glenwyrm ou de la région de la Marche de Pierre vu l’odeur de ses vêtements en peau de bête. Il portait un message, et l’odeur du parchemin était imprégnée de transpiration et de sueur. Quand tu en aurais fini avec lui, tu t’occuperais de ce message, la raison pour laquelle tu le traquais. La mise en scène n’était qu’un extra que tu te permettais. Il fallait maintenant juste que tu évites la dague en argent qu’il tenait dans sa main.
L’affrontement fut rapide. Tu bondis sur sa droite l’obliger à changer sa garde, puis tu partis à une vitesse fulgurante sur sa jambe opposée, le griffant violemment. Il mit un genou à terre. Tu repartis dans les ombres, quelques secondes, juste assez longtemps pour lui donner une impression de sécurité puis ré attaqua en lui mordant l’épaule, le forçant à lâcher son arme. Les coups qui suivirent furent chirurgicaux et destinés à tuer.
Tu ramassas la lettre destinée à … « Paladine Claircyar » tu lus à haute voix. Le message parlait d’une expédition sainte sur l’île de Sombrepic. Tu compris directement l’enjeu du message. Tu grimpas sur les toits, et d’un long hurlement, tu prévins ta meute qu’il était temps de mettre les voiles. Il fallait remonter vers le nord et rejoindre Sterpyon. Alarkéas devait attendre…
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