General Summary
21/09/818
Compte tenu de la confidentialité dont doit être entourée notre visite du Séjour d’Amûn, j’ai décidé de rédiger ces notes dans la langue et l’alphabet cauhthèques. Si un autre Archonte a besoin d’une consultation ultérieure, il suffira de me demander une traduction, ou bien à Nerguï qui s’y connaît en magie linguistique.
Le séjour d’Amûn est un endroit fascinant et une merveille d’architecture funéraire et de documentation historique, et je suis reconnaissant envers notre mandant de nous avoir accordé l’honneur de le visiter.
Le Vestibule d’entrée a été saccagé par des pilleurs de tombe peu soucieux de préservation historique (je reconnais là la discourtoisie de Sava). On y trouve des sarcophages éventrés, et quelques statues endommagées.
Le sol est constellé de pièces d’or, et les cadavres éventrés des pilleurs témoignent de ce que l’hospitalité des morts se mesure à l’aune de l’intégrité de mon défunt créancier. Derrière un panneau de pierre brisé qui devait former une sorte de porte coulissante à contrepoids, un escalier descend vers les profondeurs obscures de la tombe. Après que Nerguï a revêtu le corps (pour le coup transformé en armure de cuir et d’os) d’un des pilleurs et relevé deux autres, nous nous y sommes risqués, accompagnés de trois gardes ondanerans, laissant à l’entrée le Capitaine et le reste de notre escorte afin de surveiller nos arrières (et, s’il échoyait, transmettre la nouvelle de notre trépas à notre foyer lacustre). L’œil fin et le pied sûr de notre précieuse Parwaaze nous a gardé des pièges, du moins des pièges mécaniques, qui étaient surtout concentrés dans le troisième couloir, plus loin dans la sépulture. Par contre, les râles bruyants et la hanche cliquetante d’un des zombies de Nerguï a compromis toute chance d’être discrets.
Après le premier escalier, deux alcôves de part et d’autre du couloir. S’y discernent des symboles depuis longtemps grattés, illisibles et effacés de la mémoire des pierres. Puis, un second escalier. Plafonds lisses. Au fond, le couloir tourne une première fois à gauche. Plus nous nous enfonçons, plus l’abondance du sang proclame la sauvagerie qui a eu lieu il y a peu. D’autres ont tenté leur chance, depuis Sava. Dans ce deuxième couloir, de nombreux bas-reliefs commencent de révéler le trésor culturel des lieux : des représentations de la personne inhumée ici. La plupart ont été griffonnées.
Le couloir tourne à nouveau à gauche, et après avoir évité les quelques plaques de pression qui auraient déclenché les pièges susmentionnés, nous tombons sur une magnifique fresque, la première qui semble avoir été protégée des dégradations, figurant une scène d’un autre temps : une pyramide, un homme qui donne des ordres, et des écritures. Pendant que Nerguï se lançait dans un rituel pour comprendre le texte, nous avons eu notre premier contact avec les défunts : un chien est passé dans le couloir. Il n’a pas manifesté d’hostilité claire, mais Parwaaze ne l’a pas convaincu avec un os (quelque chose me dit qu’il ne devait pas en manquer dans le coin). Je n’avais pas envie de le blesser inutilement, aussi l’ai-je tancé d’un regard d’alpha afin qu’il nous laisse en paix. Il est retourné plus loin, et peu après, nous avons senti une bourrasque désagréable, avec un remugle méphitique de magie mauvaise… Quelque chose, par là, avait été mis en branle.
Parwaaze et moi avons commencé à déblayer, avec précautions, les décombres d’un éboulement assez récent (qui avaient été déjà partiellement dégagés, probablement par Sava, dont on ne pourra donc pas dire qu’il ait été complètement inutile).
Nerguï a enfin terminé son rituel, et nous avons appris que ce tombeau n’accueillait pas qu’Amûn, mais aussi Djaou III, dont le très docte Roderick nous apprit qu’il fut architecte de très grand renom, Imyer des Monuments Royaux durant la Septième Dynastie nékhéarite – un poste des plus importants. L’architecte fut enterré ici pour avoir construit la sépulture du Nomarque de Parva. La magnifique fresque s’accompagnait d’un avertissement : « N’entrez pas ».
La remarque dissuasive s’appliquait probablement à une porte dissimulée contre la fresque, derrière un autre panneau coulissant en pierre. La force brute aurait probablement permis de dégager un passage, mais nous répugnions à endommager la sépulture inutilement, aussi avons-nous décidé de reporter à plus tard l’exploration de cette zone.
Le couloir se poursuivait derrière les décombres, et un zombie de Nerguï, prudemment envoyé quelques pas avant nous, s’est pris une rafale de projectiles magiques, à laquelle il n’a pas survécu. Sur-mort-vécu ? C’est perturbant… Bref, les projectiles venaient de protections magiques apposées sur les murs sous la forme de glyphes. Les mêmes glyphes qui avaient été grattés sur tous les murs du tombeau jusqu’à présent. Nous avons essayé, à notre tour, de les gratter à l’aide des lances des soldats. Nerguï a même essayé de les effacer en manipulant par télékinésie une dague de Parwaaze. Malheureusement pour nous, mais à la réflexion, heureusement pour la préservation de ce site, nous avons échoué à nous débarrasser manuellement de ces protections. J’ai dû finalement utiliser ma magie pour neutraliser le pouvoir des glyphes, ce à quoi je répugnais car un tel usage ponctionnait des ressources que j’aurais préférer préserver pour l’affrontement que je sentais venir. Heureusement, cela n’a pas eu de conséquences néfastes.
Dans la dernière section du couloir, d’autres représentations d’Amûn le dépeignaient comme un mage puissant. À vrai dire, Amûn apparaissait presque comme l’égal des Pharaons. L’ont peut soupçonner que cette glorieuse ostentation soit l’indice d’une ambition démesurée, qui n’a pas dû plaire au Pharaon et a peut-être causé la chute du Nomarque.
Alors que nous contemplions ces œuvres funèbres, le chien défunt est revenu nous voir, visiblement moins amène que la première fois. Cette fois, j’ai dû me changer en loup et assumer un comportement d’alpha pour le renvoyer d’où il venait. J’y suis allé peut-être un peu fort ; je n’aime pas brutaliser psychologiquement des animaux, mais en pareille occurrence, inspirer une terreur initiale permet parfois d’éviter d’exposer un adversaire à une violence physique évitable, ce qui est un résultat évidemment souhaitable.
Nous étions arrivés à la fin du couloir, et il fallait à présent franchir une embrasure étroite et obscure pour poursuivre. Aucun d’entre nous ne savait ce qui nous attendait au-delà, et pour être honnête, nous n’en menions pas large. Aussi ai-je décidé de lécher la main des soldats qui nous accompagnaient et de leur sourire pour leur réchauffer le moral et les encourager. Bizarrement, ça n’a pas eu l’effet escompté. Parwaaze s’y prend décidément beaucoup mieux que moi avec les hommes. Enfin, sauf avec ce pauvre forgeron, qui semble désespérément inconsolable, mais passons… Je devrais peut-être donner à la garde des cours d’éthologie ? Cela leur permettrait sûrement de moins se méprendre sur mes intentions, et aussi de mieux traiter leurs bêtes de monte et de bât. Sans compter que c’est un sujet des plus intéressants, en soi. Oui, il faut que je me souvienne de demander à Ménéo d’ajouter de tels cours à la formation martiale. Nul doute que les rapports des soldats après leurs rencontres avec la faune locale seraient aussi beaucoup plus précis.
Nous avons finalement rassemblé notre courage et franchi le seuil : il n’était de toute façon plus temps de reculer. Très vite, nous avons senti que quelque chose n’allait pas. Senti était bien le mot : l’air était saturé de poussière pestilentielle, à l’odeur dérangeante, douçâtre, corrosive, morbide, en un mot infecte. Elle nous rentrait dans le thorax à chaque inspiration, nous essoufflait, nous emplissait de miasmes, nous oppressait les poumons, nous abrasait les bronches aussi sûrement que dans les montagnes, l’air glacé fait brûlante douleur le halètement de la proie pourchassée.
Je n’ai pas, heureusement été très affecté, peut-être grâce à ma forme lupine ou à la quantité de spores qu’enfant j’ai inhalés dans la jungle. Nerguï et Roderick, par contre, m’ont fait craindre pour leur santé, avec leur teint de cendre et leur souffle crissant et leurs mines fermées de souffrants stoïques. Ils m’ont plus tard expliqué que ce phénomène portait un nom : les Vapeurs des Tombes. Ils ne connaissent pas son origine, ni ne savaient si elles étaient naturelles ou magiques, s’il s’agissait d’un champignon ou d’une exhalaison des produits d’embaumement. Ce qu’ils savaient c’est que ces Vapeurs avaient la réputation d’annoncer la mort. Et de mort, en effet, nous étions entourés.
Nous pouvions le sentir, mais ne le voyions pas encore, cernés que nous étions par des ténèbres opaques, épaisses, fuligineuses, voraces de la lueur de nos torches, qui réduisait à quelques pieds à peine notre visibilité. Cette obscurité ne pouvait s’expliquer par les seules Vapeurs, si denses fussent-elles. Elle n’était pas absence de clarté, elle était présence oppressante et hostile d’autre chose.
Ainsi privés de vue et d’olfaction, nous nous sommes avancés avec une extrême prudence, en comptant sur nos autres sens pour nous guider. Quelque chose dans la texture des sons, une légère réverbération des crépitements de nos torches, l’éloignement des jappements du chien-mort de tout à l’heure, un léger écho, une résonnance particulière au cliquetis de ses griffes sur des dalles de pierre, ou à d’autres cliquetis, plus proches, plus discrets, à l’entour, tout ce paysage sonore semblait indiquer que nous avions pénétré dans un très vaste espace. Nous n’allions pas tarder à en avoir confirmation.
Soudain, une voix s’est élevée des profondeurs de l’obscurité. Elle était puissante, mouvante ; il m’était impossible d’en localiser la source. Et elle s’exprimait en nékhéari antique. Nerguï, toujours sous l’effet de son enchantement linguistique, a traduit pour nous : « Qui ose pénétrer ma tombe ? » L’on aurait pu espérer formule d’accueil plus amène. La voix s’éleva encore : « Quelle est cette langue que vous parlez ? », nous interpréta Nerguï. Nous nous entre-regardâmes sans répondre, perplexes quant à l’attitude à adopter.
La voix tonne alors, autoritaire, nous intimant de répondre, l’air et le sol résonnent de son injonction : « J’ai parlé. J’attends une réponse. » Nous sommes sonnés. Les paroles étaient chargées d’une puissance qui était bien plus que purement sonore. Et l’écho n’a pas fini d’en mourir que partout dans la salle, torches et braseros s’allument, et que l’obscurité reflue vers les hauteurs pour révéler une grande chambre funéraire. Près de l’entrée, nous découvrons le cadavre desséché de Sava. En dépit de notre inimitié, j’éprouve quelque réconfort à ne pas le voir profané par une mort-vie qu’il réprouverait sûrement. Surtout que ça nous en ferait un de moins à combattre.
Le long des murs, de part et d’autre de la salle dans le sens de la longueur, s’alignent une dizaine de tombes richement ornées, chacune surmontée d’un couvercle de pierre sculpté à l’image de son occupant. À côté de chaque tombe, contre le mur, repose ce qui semble être une urne cinéraire… Un vase canope ? Ce détail allait s’avérer crucial plus tard.
Au centre de la salle s’alignent des bassins d’eau croupie – je devrais plutôt dire des charniers tant ils sont encombrés d’ossements. Et ce ne sont là que les os immobiles : ailleurs se tiennent des dépouilles intranquilles, squelettiques gardiens de céans. (Combien étaient-ils ? Quinze ? Vingt ? Dans le chaos qui allait suivre, nous ne prîmes pas le temps de dénombrer. Trop, sûrement, était la réponse adaptée. )
Autour de ces charniers, des colonnes, qui s’élèvent haut vers un plafond encore enténébré. Et au fond de la salle repose la plus grande tombe, environnée de richesses, transformée en autel sacrificiel où reposent des victimes récentes, qui ont visiblement subi quelque forme de magie.
Élevant notre regard de cette dernière sépulture, nous découvrons notre hôte, qui flotte dans les airs. Il s’agit, selon toute apparence, d’après la coupe de sa moustache et son teint, d’un homme de la Sérénissime, mort récemment. La lumière tressaillante des braséros, qui l’éclaire par en-dessous, jette sur son visage des ombres dures, et fait ressortir de façon dérangeante le trou béant qui perce son cou. Il ne devrait pas pouvoir parler… et pourtant il se présente enfin :
« Je suis Amûn, Nomarque de Parva. Vous, qui êtes-vous qui vous dressez devant moi ? »
Je tente de retranscrire ici sa conversation avec Nerguï, l’intéressé amendera au besoin.
« Je porte plusieurs noms, répond l’Archonte. J’imagine que dans le cadre de cette conversation, vous pouvez m’appeler Nerguï.
— Sont-ce tes suivants ?
— Ils le sont, oui.
— Alors lequel d’entre eux amènes-tu en sacrifice ?
— Un sacrifice ?
— Oui.
— Pardonne mon scepticisme, Puissant Nomarque, mais tu n’as pas l’apparence qui sied à ton rang.
— Mon corps est inutile. J’ai dépassé ce stade depuis longtemps.
— Puissant Nomarque, tu as dit que ce corps, ton corps t’était désormais inutile…
— Parle, finis ta pensée.
— Nous sommes venus ici dans un but précis : récupérer ton vase canope. Tu n’en as donc plus besoin ? »
Amûn marque une hésitation. À la mention du sacrifice, les gardes qui nous accompagnent se sont raidis ; leurs articulations blanchissent sur la poignée de leurs armes.
« Tu as raison, finit par reprendre Amûn. Que comptes-tu en faire ?
— Te rendre les honneurs que tu aurais dû mériter.
— Tes intentions me semblent suspectes. Mais je n’ai rien à craindre de toi. J’attends mon sacrifice. Si tu y consens, je t'autoriserai à le prendre.
— Tu t’es, à vrai dire, déjà octroyé un sacrifice. Il y a quelques mois de ça, nous avons envoyé des gens ici. Tu les as tués.
— Ils furent utiles, en effet. C’est grâce à eux que je suis libre. Mais ça reste insuffisant. Donne-moi mon sacrifice et tu auras ce que tu veux. »
Nous avions toutes les raisons d’hésiter. Qui était-il pour penser mériter un sacrifice, se pensait-il l’égal des Dieux ? Nul doute que telle arrogance pourrait expliquer qu’il fût déchu. Et par ailleurs, pouvions-nous nous fier à lui ? Ou cherchait-il seulement à nous affaiblir et nous diviser pour nous déforcer ? Nous ignorions tout de la magie malsaine qu’il avait mise en branle un peu plus tôt. Pour ce que nous en savions, un sacrifice librement consenti pouvait tout aussi bien être la dernière chose qui lui manquait pour acquérir un pouvoir qui assurerait notre perte. Alors que nous pondérions nos options, Amûn s’est soudain impatienté.
« Vous manquez d’enthousiasme, constate-t-il. Pas grave. Tout était prêt, de toute façon. »
Il se retourne alors vers les corps qu’il a sacrifiés. L’obscurité malsaine qui s’était réfugiée dans les hauteurs coule sur les cadavres, se rassemble et s’agglomère, et prend forme. En émerge un crâne grotesquement hypertrophié, environné de flammes violettes. Un crâne-feu, nous apprend Nerguï, qui n’a pas l’air ravi. Du tout. Une créature dont j’apprendrais plus tard qu’elle naissait d’un mage sacrifié rituellement et qui est visiblement liée au feu. « Occupe-t-en », ordonne laconiquement le Nomarque. Et au même instant, tous les squelettes s’animent comme un seul homme – et d’ailleurs mus par la volonté d’un seul.
Moi, Parwaaze, Nerguï et Roderick nous sommes précipités dans le couloir, ou j’ai repris forme humaine, dans l’espoir que le goulot d’étranglement ainsi créé nous donnerait quelque avantage. J’ai allumé un brasier magique pour brûler du mort-vivant, Nerguï lève une main et un squelette est projeté contre le sol, se disloque, et puis… le chaos. Une sorte d’implosion a eu lieu, pas un appel d’air, mais un appel néanmoins, auquel nos chairs ont répondu. J’ai résisté tant bien que mal, ainsi que Parwaaze, mais Nerguï et Roderick ainsi qu’un des gardes ont été happés dans la grande salle, atterrissant dangereusement près de mes flammes, valdinguant dans un squelette comme balle dans un jeu de quilles. Plusieurs canopes ont explosé dans le mouvement, et autant de squelettes se sont disloqués.
En un éclair, je comprends. Je déplace mon brasier et sors ma fronde. Un mot d’Amûn et un des soldats se retrouve hébété, cesse de se défendre contre les squelettes qui l’assaillent. Je brise d’un lancer un vase situé plus loin, et à mesure que la poussière qu’il contient s’en écoule, un autre des soldats d’os de disloque. Les cris de Parwaaze, qui tire le soldat hébété, le secoue pour qu’il retrouve ses esprits. Le zombie survivant de Nerguï qui leur vient en aide. Je dois me concentrer sur mes flammes. Le crâne hurle, Nerguï vient d’interrompre le sort qu’il s’apprêtait à lancer. Mes flammes lèchent les bandages d’embaumement d’un des squelettes, qui eût cru qu’ils fussent aussi bons combustibles. Le squelette lâche son arme et tente de défaire les bandes ; c’est trop tard pour lui. Entre nous passe une volée de projectiles magiques, et Nerguï a à peine le temps, dans un réflexe protecteur, d’ériger un bouclier pour arrêter les pointes qui l’auraient autrement transpercé ; le crâne-feu a visiblement peu goûté l’ingérence du mage. Du coin de l’œil, j’aperçois Roderick qui, se relevant de l’implosion et saisi de fureur, enfonce une fiole d’acide dans la bouche d’un de nos assaillants avant de claquer sa mâchoire, puis, avant même que le squelette ait fini de s’effondrer, de lancer une autre fiole sur le crâne-feu, qui explose dans une gerbe de flammes violettes et éclabousse la moitié de son visage, lui arrachant un hurlement qui tient plus de la colère que de la douleur. Une flèche de Parwaaze est plantée dans l’œil, dont la hampe brûle d’une flamme rouge sombre ; quand l’a-t-elle tirée ? La voilà qui réarme déjà. Glissant une nouvelle pierre contre le cuir et mon regard le long de la salle pour m’assurer que mon brasier fait toujours d’opportuns ravages, j’ajuste mon tir pour briser une nouvelle urne au moment où j’entends le claquement de la corde d’arc qui se détend. Un de nos gardes, qui combat des squelettes hurle à côté du zombie allié. De rage ? de douleur ? Et soudain son cri est soufflé par le vacarme, au moment où tout ce qui restait d’obscurité est consumé par un trait d’incandescence pure : la foudre ! La terrible foudre de Nerguï qui tonitrue à travers les colonnades, traverse le crâne-feu de part en part, entrant par l’orbite et sortant par l’occiput avant d’aller frapper Amûn de plein fouet. Dans cette fulgurance, le crâne explose, ses échardes volent et dans une dernière volute, les flammes violettes s’éteignent. Quand la ligne rouge et vive de la rémanence se résorbe un peu, j’aperçois Nerguï, qui s’était exposé pour lancer son coup de maître, attaqué par un squelette proche, et le tumulte du combat reprend.
Une odeur de chair brûlée se répand dans la pièce : la peau d’Amûn grésille encore du coup porté, et fume, mais la liche n’a pas réagi, n’a pas cillé, n’a pas transigé. Il n’a que faire de son corps d’emprunt. Sous lui, l’eau croupie d’un des bassins entre en ébullition. Je déplace mes flammes vers un squelette et place déjà une nouvelle pierre dans ma fronde, quand soudain les morts se figent puis semblent aspirés par une force irrésistible. Une colonne d’eau s’élève sous Amûn, qui se mue en tornade. Amûn rappelle à lui les siens et tous les os obéissent, même le zombie de Nerguï. Le glapissement du chien est un crève-cœur. Un terrible instant semble s’allonger vertigineusement, jusqu’à la rupture, alors que nous nous demandons quelle abomination va sortir de l’eau, mais le providentiel Nerguï, encore lui, a Vu Clair : d’un doigt tendu et d’un mot de pouvoir, impérieux, il met un terme au sort profane. La tornade ralentit, l’eau s’affaisse dans une pluie saumâtre et un grand chamboulement d’os et de chair.
Les squelettes sont pour l’heure incapacités, et par peur de porter au chien un coup fatal autant que par volonté d’attaquer directement Amûn, je décide de laisser aller mes flammes, et j’appelle la lumière lunaire. Une colonne blafarde environne le Nomarque, dont le corps se met à brûler de flammes pâles, et par les craquelures de sa chair filtre une lueur bleue. Encore une fois, il ne semble pas ressentir la moindre douleur, seulement de la colère pour l’affront de Nerguï. Les squelettes se relèvent de bric et de broc, j’aperçois le chien piteux qui s’extrait du charnier, où notre alchimiste vient de déverser son acide, moins scrupuleux que moi à l’instant. Une flèche parfaitement ajustée de Parwaaze se fiche entre les yeux d’Amûn et son corps brisé s’effondre enfin.
Mais demeure l’aura bleue, floue dans ma colonne de pâleur. Amûn est en colère, et son courroux nous atteint comme une vague froide. Je le sens essayer de pénétrer mon esprit, mais je résiste. Les autres n’ont pas cette chance. Je vois le regard de Nerguï se faire fixe, écarquillé. Sur le visage de Parwaaze se peint un masque de terreur. Un garde hurle d’effroi, se cache le visage, tombe au sol inanimé. Ils vieillissent, se flétrissent. Roderick contemple ses mains désormais ridées, crie de détresse, s’encourt vers le couloir comme pour fuir les ans qui se ruent vers lui. Parwaaze, saisie de panique, se rue vers un canope, le soulève d’un grand ahan et le brise au sol ; son regard est celui d’une bête éperdue. Je ferme mon poing sur ma pierre-soleil, que le ciel me guide, il faut que la radiance suffise, il le faut ! Je cours vers Parwaaze, pour la guérir de son effroi magique. Nerguï, au sol, lève un bras, avec l’énergie du dernier espoir, celui qui fait que la bête blessée rue encore à l’hallali, envoie une volée de projectiles magiques. La pupille de Parwaaze se rétrécit enfin, elle se retourne vers le fantôme toujours environné de mes flammes spectrales, et contemple avec moi une deuxième volée de projectiles envoyés par un Nerguï à bout de souffle, quand soudain…
Le calme. L’aura bleue s’est dissipée, divisée en deux orbes. Les squelettes restants sont plongés dans l’apathie. Le chien gémit. Un des gardes va s’occuper, tremblant et sanglotant, de son collègue évanoui. Roderick revient, vieux, ébranlé, mais arraché enfin à la sienne terreur. Les deux orbes s’en retournent dans un canope chacune, le premier orné d’un cœur, le second d’une tête. Tous les squelettes qui restent encore debout semblent soudain léthargiques. Je relâche un souffle que je n’avais pas réalisé retenir, et à côté de moi, j’entends Parwaaze faire de même.
Entendant le chien gémir, je me rappelle m’être senti soulagé qu’il fût encore en mort-vie et, semblait-t-il, en possession de ses moyens, contrairement aux soldats d’os. Je me suis dit que ce serait sans doute une bonne idée et un geste bienveillant après cette horreur, de lui donner un bout de la viande du zombie tombé de Nerguï, mais Roderick m’a clairement fait comprendre que ce n’était pas le moment de se consacrer à de telles questions. L’alchimiste est effrayant, lorsqu’il est en colère.
Nous avons enfin pu explorer la grande salle. Aux murs, on notera la présence de nombreuses fresques quasiment intactes représentant la vie de jadis, dont l’ensemble constitue sans nul doute un document historique inestimable. [Croquis] De très grande valeur également, est l’amoncellement de richesses autour de la tombe du Nomarque, mais aussi çà et là dans la salle. Une inspection rapide des vases brisés lors du combat y révèle des runes, probablement sources de la mort-vie qui anime les gardiens de l’endroit. Au fond de la grande salle à droite, une porte mène à une autre salle, beaucoup plus petite, où sont entreposées des caisses de nourriture momifiée, un coffre, des parchemins anciens qu’il faudra traiter avec la plus grande minutie et la plus grande délicatesse. Dans cette chambre nous trouvons aussi un levier, assorti d’un autre avertissement de Djaou III : l’accès est fermé à jamais et il devrait en rester ainsi.
Nos investigations des différents documents picturaux et textuels du tombeau, largement guidées par la magie linguistique de notre Archonte du Sépulcre, permettent de jeter certaine clarté sur l’histoire de l’endroit. Les sarcophages qui s’alignent contre les murs sont ceux de notables, membres de la famille d’Amûn. Lorsque le Nomarque fut déchu, plusieurs de ses proches et apparentés se sont donné la mort ou y ont été contraints avant d’être placés ici. Le chien qui a miraculeusement échappé au fracas des armes et des magies n’est rien de moins que le fidèle compagnon du Nomarque, enterré avec icelui. Il répond au nom de Ptolemy.
Quelque chose finit alors par nous inquiéter. Alors que nous pensions que la sénescence brutale cruellement infligée par notre adversaire s’effacerait progressivement après notre victoire, ce ne semble pas être le cas. Nous nous penchons sur ce vieillissement, et il s’avère que non seulement il ne doive pas s’effacer, mais pire, qu’il soit en train de gagner permanence. Je parviens à résorber les effets sur Roderick et sur le plus affecté des gardes, Parwaaze lui ayant, dans un admirable geste d’abnégation, concédé la préséance que son rang et son privilège lui aurait pu octroyer. L’effort taxe évidemment mes ressources déjà lourdement grevées par le combat, et j’en ressors épuisé. Avant de pouvoir terminer mon office, je dois donc prendre quelque repos. À cette fin, je me prépare hâtivement une décoction somnifère, demande aux gardes de ne pas être dérangé (ce dont ils s’acquittent avec grande diligence), et m’isole dans un coin de l’entrée du tombeau afin de dormir quelques heures.
À mon réveil, assez bien régénéré compte tenu de l’endroit, je peux enfin, et heureusement, soigner Parwaaze et les deux gardes qui restaient, et leur rendre ces années de vie dont ils avaient été spoliés. Je découvre aussi que la mort a réclamé son dû et repris les gardiens squelettiques de l’endroit. Ptolemy, quant à lui, est toujours mort-vif, relativement affectueux, et semble s’être pris d’amitié pour Nerguï, reconnaissant peut-être en lui une magie nécromantique et un charisme politique qui coulaient déjà dans les veines de son ancien maître.
Mes compagnons ont été actifs et efficaces pendant mon sommeil, et ont déjà rassemblé la majeure partie de l’opulent trésor que renfermait l’endroit à l’entrée de la tombe, le but de la manœuvre étant de sécuriser cette prise avant de nous risquer à abaisser le levier dont nous espérons qu’il libèrera l’accès de la sépulture de l’Imyer, mais dont nous redoutons qu’il déclenche d’éventuelles fâcheuses contre-mesures. Le temps venu, c’est évidemment au zombie de Nerguï que revient le périlleux honneur.
Le levier abaissé, nous redescendons prudemment dans la tombe et constatons qu’aucun piège n’a été déclenché et que, comme espéré, un passage s’est ouvert à côté de la fresque représentant Djaou III devant une pyramide. Derrière le panneau mentionné plus tôt, nous découvrons un couloir dont les parois ne sont malheureusement pas aussi bien préservées que dans le reste de la tombe. Nous y engageant, nous rencontrons un fantôme du nom d’Hotta, considérablement plus jeune qu’Amûn, puisqu’il s’agit d’un pilleur de tombe piégé ici à la suite d’un écroulement survenu il y a un peu moins de deux siècles.
Hotta est probablement la créature la plus déprimée et désespérée que j’aie pu rencontrer. S’il n’était déjà mort, j’aurais craint qu’il puisse tenter d’attenter à ses jours. Nous trouvons son cadavre recroquevillé dans un coin, tenant dans sa main une sorte de lampe à huile. Un autre cadavre émerge d’un tas de gravats qui encombre le couloir. En parlant avec le défunt (enfin, nous parlions ; lui soupirait, plutôt), nous découvrons que la lampe permet d’invoquer une créature magique, un « Djinn » nommé Jodaam le Bienveillant. Accompagné de son épouse (l’autre cadavre), l’explorateur funéraire s’est introduit dans la tombe en dépit des conseils de ce Jodaam, et le lecteur avisé n’aura pas manqué d’apprécier la pertinence éclairée de leur décision. L’amour conjugal ne dure qu’un temps, ai-je entendu dire en Sérnissime, et il semble que ce temps ne se compte pas en siècles ou ne s’étende pas au-delà du trépas : Hotta considère que le nom de sa conjointe n’a plus la moindre à importance à présent (s’en souvient-il seulement ?), aussi crains-je qu’elle doive demeurer innommée dans la présente chronique. Hotta ne semble pas non plus vouloir être enterré en un lieu précis. En fait, il ne semble pas vouloir grand-chose. Si ce n’est, peut-être, que nous le laissions contempler le dernier séjour de Djaou Trois, à supposer que nous parvenions à ouvrir la porte magiquement scellée d’une rune qu’il ne parvient pas à franchir.
Les bribes d’information que nous avons pu obtenir sur cette tragédie sont certes très lacunaires, mais il me semble qu’avant sa mort Hotta n’était pas aussi apathique et … éteint qu’aujourd’hui – au contraire, la prise de risque consentie semble l’indice d’une certaine combattivité. J’avais déjà pu constater, avec les Nomarques que nous avons eu l’heur de rencontrer, que certains morts-vivants pouvaient préserver leur volonté et leur personnalité propres dans la mort. L’explorateur semble démontrer qu’en outre, la personnalité puisse encore évoluer après celle-ci. Plus j’en découvre, plus je me dis que la mort-vie est peut-être juste une forme de vie particulière, dans le prolongement naturel de la première vie. À moins que les fantômes ne soient marqués comme au fer par la dernière émotion ressentie de leur vivant, dans le cas de Hotta : l’ennui ? Il faudra que j’interroge Nerguï à ce sujet.
Roderick a pratiqué une sorte de magie divinatoire – de la très belle magie, je trouve – sur la lampe enchantée et nous a appris qu’elle avait été créée à l’aide du sort « Souhait », lancé par un mage puissant, et qu’il ne s’agissait pas d’un objet unique mais que plusieurs autres lampes avaient été créées par ce sort. L’esprit ou la chose que la lampe renferme est puissant, probablement une sorte d’élémentaire.
Près du cadavre d’Hotta, dans une petite alcôve qui fait face à la porte de ce que nous devinons être la chambre funéraire de Djaou Trois, se trouve une sorte de vasque carrée, imprégnée de magie. Autour de cette vasque diverses inscriptions presque effacées louent le glorieux architecte, créateur de plusieurs monuments importants. Il est vaguement question de temps, mais les inscriptions sont pratiquement illisibles. Le sort de compréhension de Roderick nous éclaire sur le fonctionnement de la vasque : remplie d’un mélange d’eau et de sable, elle ouvrirait une ou deux portes, sans doute celle qui lui fait face et l’autre, au fond du couloir, après un autre tas de gravats qui marque l’accès emprunté par les pilleurs de tombe. Je puis avancer une hypothèse sur les inscriptions perdues : sable et eau sont deux fluides utilisés pour la mesure du temps, à l’intérieur d’un sablier ou d’une clepsydre. Peut-être y avait-il là quelque énigme qu’un initié aurait aisément comprise, mais qui devait rester absconse pour les intrus ? Hotta, en tout cas, dit avoir essayé de mettre plusieurs choses dans la vasque, sans succès.
Restant attentifs à tout danger qui pourrait surgir de la chambre funéraire, nous versons le mélange. Lorsque les battants s’ouvrent, ils révèlent un gardien magique, un Spectateur. Il s’agit d’une sorte de grand œil flottant, environné de tentacules également oculées. Je dois avouer qu’à ce stade nous étions las de combattre dans cette tombe, aussi avons-nous décidé de la faire brève : il y eut un cri ignoble de surprise et d’ire mêlées, interrompu par une volée de projectiles magiques, d’acier projeté, d’acide aspergé et d’incandescence lunaire. Quand on y songe, il y a quelque chose d’absurdement tragique et dérisoire à la vie morne et vide de ce Spectateur. Vingt-cinq siècles de longue et patiente attente, de silencieux et obscur néant, et quand enfin survient l’événement contre lequel la sentinelle était censé prémunir l’endroit, l’événement qui donne son sens à cette interminable mission, son échec est consommé en à peine le temps d’un clin d’œil. D’yeux. Bref… Enjambant son cadavre, nous pénétrons dans la chambre funéraire de l’Imyer des Monuments Royaux, considérablement plus riche que celle d’Amûn, suivis d’Hotta qui, posant sur la porte ouverte et le Spectateur un regard las, aura pour lui cette mémorable oraison : « C’était donc si simple… »
J’aurais espéré que de voir enfin ce qu’il voulait trouver avant sa mort apporterait quelque chose de conclusif au fantôme. Il semble que ça ne soit malheureusement pas le cas. Alors que nous exhumions avec précaution les trésors innombrables de ces deux dernières salles et lui montrions nos découvertes, Hotta semblait toujours insatisfait. Je crains que cet événement ne serve qu’à rendre plus nets, par contraste, l’ennui et la vacuité qui le définissent et auxquels il semble condamné à devoir retourner après notre départ.
Après avoir vidé ces deux salles, nous revenons encore à la grande chambre d’Amûn, pour ouvrir les sarcophages de ses proches et en récupérer les objets précieux. Nous préférons éviter d’ouvrir le sarcophage d’Amûn lui-même, de peur de libérer quelque chose ou de permettre à un adversaire si redoutable de revenir encore nous hanter. Je profite de ce dernier passage pour contempler encore les fresques, et pour prélever des échantillons dans les trois bassins d’eau croupie, dans l’espoir que cela nous permette de mieux comprendre les Vapeurs des Tombes, après quoi nous nous apprêtons enfin à quitter l’endroit.
Après notre longue série d’infortunes, le succès total de cette expédition est immensément rassurant et satisfaisant. Non seulement nous en revenons tous sains et saufs, mais encore les bras chargés d’un trésor incroyable. Je prends quelques lignes pour décrire ici notre butin.
Vingt mille pièces d’or, selon une estimation grossière, viendront renflouer le Trésor ondaneran, à quoi s’ajoutent des bijoux et joyaux pour une valeur estimée de 5000 autres pièces d’or. À charge du culte de Cernardi d’inventorier cette somme colossale, et de déterminer celles qui, parmi ces pièces, ont une valeur numismatique ou historique largement supérieure à leur valeur nominale ou leur poids en métal précieux. Nous avons aussi trouvé quatre joyaux magiques, que Parwaaze appelle Pierres d’Anosheeh, la Grand-Mère. Il s’agirait d’étoiles tombées du ciel. Deux d’entre elles sont des pierres d’Intuition, la troisième permet de s’affranchir du besoin de manger et de boire, la dernière est une pierre d’Agilité. Outre les fioles d’eau croupie, nous trouvons également une potion rose qui s’avère être un philtre d’amour, une potion bleue qui, versée hors de sa fiole, prendra la forme d’une courte épée aussi vulnérante que l’on peut l’attendre de pareille arme, mais qui a l’inconvénient de ne pas permettre de parer, et enfin une potion verte qui munira les extrémités de qui la consomme des mêmes propriétés d’adhérence que celles que l’on trouve chez les insectes, les araignées, et chez certains lézards des roches et geckos de la jungle, leur permettant de se mouvoir sur des supports verticaux. Nous trouvons également un talisman-scarabée, qui offre une protection contre la nécromancie, un casque de croisé des sables qui permet de voir clair à travers une tempête de sable, un fouet de bannissement, une puissante amulette synchronisable qui permet de maudire toutes les créatures dans un rayon de neuf mètres, au prix cependant d’une éprouvante bradycardie magique pour l’imprécateur. Nous ramenons également le cadavre du Spectateur, la dépouille de Sava, la momie, richement ornée, de l’Imyer Djaou III, les vases canopes d’Amûn et de trois de ses gardiens squelettiques, la lampe de Jodaam, et une cassette contenant quatre yeux de Spectateur, sans oublier Ptolemy, désormais compagnon de Nerguï.
Finalement, cet inventaire ne serait pas complet sans mention de l’autre aspect, moins pécuniaire et plus documentaire, de ce butin : un lot de parchemins anciens, d’une valeur historique proprement inestimable, parlant de la région aux temps jadis, parmi lesquels nous trouvons les Mémoires d’Amûn, où le Nomarque déchu prodigue aux générations futures des conseils de gestion. Nous trouvons également des plans de constructions de l’illustre Imyer, révélant les emplacements de plusieurs monuments royaux érigés par lui, ainsi que des schémas de conception d’objets divers : potion d’amitié animale, anneau de nage, potion de souffle enflammé, et, dernière de cette liste mais non la moindre : poudre à éternuer. Qui eût cru qu’un si important personnage soit aussi un espiègle farceur ? Cela dit, on sait maintenant que l’Incandescente marche tout aussi bien, hein…
Le séjour d’Amûn est un endroit fascinant et une merveille d’architecture funéraire et de documentation historique, et je suis reconnaissant envers notre mandant de nous avoir accordé l’honneur de le visiter.
Le Vestibule d’entrée a été saccagé par des pilleurs de tombe peu soucieux de préservation historique (je reconnais là la discourtoisie de Sava). On y trouve des sarcophages éventrés, et quelques statues endommagées.
Le sol est constellé de pièces d’or, et les cadavres éventrés des pilleurs témoignent de ce que l’hospitalité des morts se mesure à l’aune de l’intégrité de mon défunt créancier. Derrière un panneau de pierre brisé qui devait former une sorte de porte coulissante à contrepoids, un escalier descend vers les profondeurs obscures de la tombe. Après que Nerguï a revêtu le corps (pour le coup transformé en armure de cuir et d’os) d’un des pilleurs et relevé deux autres, nous nous y sommes risqués, accompagnés de trois gardes ondanerans, laissant à l’entrée le Capitaine et le reste de notre escorte afin de surveiller nos arrières (et, s’il échoyait, transmettre la nouvelle de notre trépas à notre foyer lacustre). L’œil fin et le pied sûr de notre précieuse Parwaaze nous a gardé des pièges, du moins des pièges mécaniques, qui étaient surtout concentrés dans le troisième couloir, plus loin dans la sépulture. Par contre, les râles bruyants et la hanche cliquetante d’un des zombies de Nerguï a compromis toute chance d’être discrets.
Après le premier escalier, deux alcôves de part et d’autre du couloir. S’y discernent des symboles depuis longtemps grattés, illisibles et effacés de la mémoire des pierres. Puis, un second escalier. Plafonds lisses. Au fond, le couloir tourne une première fois à gauche. Plus nous nous enfonçons, plus l’abondance du sang proclame la sauvagerie qui a eu lieu il y a peu. D’autres ont tenté leur chance, depuis Sava. Dans ce deuxième couloir, de nombreux bas-reliefs commencent de révéler le trésor culturel des lieux : des représentations de la personne inhumée ici. La plupart ont été griffonnées.
Le couloir tourne à nouveau à gauche, et après avoir évité les quelques plaques de pression qui auraient déclenché les pièges susmentionnés, nous tombons sur une magnifique fresque, la première qui semble avoir été protégée des dégradations, figurant une scène d’un autre temps : une pyramide, un homme qui donne des ordres, et des écritures. Pendant que Nerguï se lançait dans un rituel pour comprendre le texte, nous avons eu notre premier contact avec les défunts : un chien est passé dans le couloir. Il n’a pas manifesté d’hostilité claire, mais Parwaaze ne l’a pas convaincu avec un os (quelque chose me dit qu’il ne devait pas en manquer dans le coin). Je n’avais pas envie de le blesser inutilement, aussi l’ai-je tancé d’un regard d’alpha afin qu’il nous laisse en paix. Il est retourné plus loin, et peu après, nous avons senti une bourrasque désagréable, avec un remugle méphitique de magie mauvaise… Quelque chose, par là, avait été mis en branle.
Parwaaze et moi avons commencé à déblayer, avec précautions, les décombres d’un éboulement assez récent (qui avaient été déjà partiellement dégagés, probablement par Sava, dont on ne pourra donc pas dire qu’il ait été complètement inutile).
Nerguï a enfin terminé son rituel, et nous avons appris que ce tombeau n’accueillait pas qu’Amûn, mais aussi Djaou III, dont le très docte Roderick nous apprit qu’il fut architecte de très grand renom, Imyer des Monuments Royaux durant la Septième Dynastie nékhéarite – un poste des plus importants. L’architecte fut enterré ici pour avoir construit la sépulture du Nomarque de Parva. La magnifique fresque s’accompagnait d’un avertissement : « N’entrez pas ».
La remarque dissuasive s’appliquait probablement à une porte dissimulée contre la fresque, derrière un autre panneau coulissant en pierre. La force brute aurait probablement permis de dégager un passage, mais nous répugnions à endommager la sépulture inutilement, aussi avons-nous décidé de reporter à plus tard l’exploration de cette zone.
Le couloir se poursuivait derrière les décombres, et un zombie de Nerguï, prudemment envoyé quelques pas avant nous, s’est pris une rafale de projectiles magiques, à laquelle il n’a pas survécu. Sur-mort-vécu ? C’est perturbant… Bref, les projectiles venaient de protections magiques apposées sur les murs sous la forme de glyphes. Les mêmes glyphes qui avaient été grattés sur tous les murs du tombeau jusqu’à présent. Nous avons essayé, à notre tour, de les gratter à l’aide des lances des soldats. Nerguï a même essayé de les effacer en manipulant par télékinésie une dague de Parwaaze. Malheureusement pour nous, mais à la réflexion, heureusement pour la préservation de ce site, nous avons échoué à nous débarrasser manuellement de ces protections. J’ai dû finalement utiliser ma magie pour neutraliser le pouvoir des glyphes, ce à quoi je répugnais car un tel usage ponctionnait des ressources que j’aurais préférer préserver pour l’affrontement que je sentais venir. Heureusement, cela n’a pas eu de conséquences néfastes.
Dans la dernière section du couloir, d’autres représentations d’Amûn le dépeignaient comme un mage puissant. À vrai dire, Amûn apparaissait presque comme l’égal des Pharaons. L’ont peut soupçonner que cette glorieuse ostentation soit l’indice d’une ambition démesurée, qui n’a pas dû plaire au Pharaon et a peut-être causé la chute du Nomarque.
Alors que nous contemplions ces œuvres funèbres, le chien défunt est revenu nous voir, visiblement moins amène que la première fois. Cette fois, j’ai dû me changer en loup et assumer un comportement d’alpha pour le renvoyer d’où il venait. J’y suis allé peut-être un peu fort ; je n’aime pas brutaliser psychologiquement des animaux, mais en pareille occurrence, inspirer une terreur initiale permet parfois d’éviter d’exposer un adversaire à une violence physique évitable, ce qui est un résultat évidemment souhaitable.
Nous étions arrivés à la fin du couloir, et il fallait à présent franchir une embrasure étroite et obscure pour poursuivre. Aucun d’entre nous ne savait ce qui nous attendait au-delà, et pour être honnête, nous n’en menions pas large. Aussi ai-je décidé de lécher la main des soldats qui nous accompagnaient et de leur sourire pour leur réchauffer le moral et les encourager. Bizarrement, ça n’a pas eu l’effet escompté. Parwaaze s’y prend décidément beaucoup mieux que moi avec les hommes. Enfin, sauf avec ce pauvre forgeron, qui semble désespérément inconsolable, mais passons… Je devrais peut-être donner à la garde des cours d’éthologie ? Cela leur permettrait sûrement de moins se méprendre sur mes intentions, et aussi de mieux traiter leurs bêtes de monte et de bât. Sans compter que c’est un sujet des plus intéressants, en soi. Oui, il faut que je me souvienne de demander à Ménéo d’ajouter de tels cours à la formation martiale. Nul doute que les rapports des soldats après leurs rencontres avec la faune locale seraient aussi beaucoup plus précis.
Nous avons finalement rassemblé notre courage et franchi le seuil : il n’était de toute façon plus temps de reculer. Très vite, nous avons senti que quelque chose n’allait pas. Senti était bien le mot : l’air était saturé de poussière pestilentielle, à l’odeur dérangeante, douçâtre, corrosive, morbide, en un mot infecte. Elle nous rentrait dans le thorax à chaque inspiration, nous essoufflait, nous emplissait de miasmes, nous oppressait les poumons, nous abrasait les bronches aussi sûrement que dans les montagnes, l’air glacé fait brûlante douleur le halètement de la proie pourchassée.
Je n’ai pas, heureusement été très affecté, peut-être grâce à ma forme lupine ou à la quantité de spores qu’enfant j’ai inhalés dans la jungle. Nerguï et Roderick, par contre, m’ont fait craindre pour leur santé, avec leur teint de cendre et leur souffle crissant et leurs mines fermées de souffrants stoïques. Ils m’ont plus tard expliqué que ce phénomène portait un nom : les Vapeurs des Tombes. Ils ne connaissent pas son origine, ni ne savaient si elles étaient naturelles ou magiques, s’il s’agissait d’un champignon ou d’une exhalaison des produits d’embaumement. Ce qu’ils savaient c’est que ces Vapeurs avaient la réputation d’annoncer la mort. Et de mort, en effet, nous étions entourés.
Nous pouvions le sentir, mais ne le voyions pas encore, cernés que nous étions par des ténèbres opaques, épaisses, fuligineuses, voraces de la lueur de nos torches, qui réduisait à quelques pieds à peine notre visibilité. Cette obscurité ne pouvait s’expliquer par les seules Vapeurs, si denses fussent-elles. Elle n’était pas absence de clarté, elle était présence oppressante et hostile d’autre chose.
Ainsi privés de vue et d’olfaction, nous nous sommes avancés avec une extrême prudence, en comptant sur nos autres sens pour nous guider. Quelque chose dans la texture des sons, une légère réverbération des crépitements de nos torches, l’éloignement des jappements du chien-mort de tout à l’heure, un léger écho, une résonnance particulière au cliquetis de ses griffes sur des dalles de pierre, ou à d’autres cliquetis, plus proches, plus discrets, à l’entour, tout ce paysage sonore semblait indiquer que nous avions pénétré dans un très vaste espace. Nous n’allions pas tarder à en avoir confirmation.
Soudain, une voix s’est élevée des profondeurs de l’obscurité. Elle était puissante, mouvante ; il m’était impossible d’en localiser la source. Et elle s’exprimait en nékhéari antique. Nerguï, toujours sous l’effet de son enchantement linguistique, a traduit pour nous : « Qui ose pénétrer ma tombe ? » L’on aurait pu espérer formule d’accueil plus amène. La voix s’éleva encore : « Quelle est cette langue que vous parlez ? », nous interpréta Nerguï. Nous nous entre-regardâmes sans répondre, perplexes quant à l’attitude à adopter.
La voix tonne alors, autoritaire, nous intimant de répondre, l’air et le sol résonnent de son injonction : « J’ai parlé. J’attends une réponse. » Nous sommes sonnés. Les paroles étaient chargées d’une puissance qui était bien plus que purement sonore. Et l’écho n’a pas fini d’en mourir que partout dans la salle, torches et braseros s’allument, et que l’obscurité reflue vers les hauteurs pour révéler une grande chambre funéraire. Près de l’entrée, nous découvrons le cadavre desséché de Sava. En dépit de notre inimitié, j’éprouve quelque réconfort à ne pas le voir profané par une mort-vie qu’il réprouverait sûrement. Surtout que ça nous en ferait un de moins à combattre.
Le long des murs, de part et d’autre de la salle dans le sens de la longueur, s’alignent une dizaine de tombes richement ornées, chacune surmontée d’un couvercle de pierre sculpté à l’image de son occupant. À côté de chaque tombe, contre le mur, repose ce qui semble être une urne cinéraire… Un vase canope ? Ce détail allait s’avérer crucial plus tard.
Au centre de la salle s’alignent des bassins d’eau croupie – je devrais plutôt dire des charniers tant ils sont encombrés d’ossements. Et ce ne sont là que les os immobiles : ailleurs se tiennent des dépouilles intranquilles, squelettiques gardiens de céans. (Combien étaient-ils ? Quinze ? Vingt ? Dans le chaos qui allait suivre, nous ne prîmes pas le temps de dénombrer. Trop, sûrement, était la réponse adaptée. )
Autour de ces charniers, des colonnes, qui s’élèvent haut vers un plafond encore enténébré. Et au fond de la salle repose la plus grande tombe, environnée de richesses, transformée en autel sacrificiel où reposent des victimes récentes, qui ont visiblement subi quelque forme de magie.
Élevant notre regard de cette dernière sépulture, nous découvrons notre hôte, qui flotte dans les airs. Il s’agit, selon toute apparence, d’après la coupe de sa moustache et son teint, d’un homme de la Sérénissime, mort récemment. La lumière tressaillante des braséros, qui l’éclaire par en-dessous, jette sur son visage des ombres dures, et fait ressortir de façon dérangeante le trou béant qui perce son cou. Il ne devrait pas pouvoir parler… et pourtant il se présente enfin :
« Je suis Amûn, Nomarque de Parva. Vous, qui êtes-vous qui vous dressez devant moi ? »
Je tente de retranscrire ici sa conversation avec Nerguï, l’intéressé amendera au besoin.
« Je porte plusieurs noms, répond l’Archonte. J’imagine que dans le cadre de cette conversation, vous pouvez m’appeler Nerguï.
— Sont-ce tes suivants ?
— Ils le sont, oui.
— Alors lequel d’entre eux amènes-tu en sacrifice ?
— Un sacrifice ?
— Oui.
— Pardonne mon scepticisme, Puissant Nomarque, mais tu n’as pas l’apparence qui sied à ton rang.
— Mon corps est inutile. J’ai dépassé ce stade depuis longtemps.
— Puissant Nomarque, tu as dit que ce corps, ton corps t’était désormais inutile…
— Parle, finis ta pensée.
— Nous sommes venus ici dans un but précis : récupérer ton vase canope. Tu n’en as donc plus besoin ? »
Amûn marque une hésitation. À la mention du sacrifice, les gardes qui nous accompagnent se sont raidis ; leurs articulations blanchissent sur la poignée de leurs armes.
« Tu as raison, finit par reprendre Amûn. Que comptes-tu en faire ?
— Te rendre les honneurs que tu aurais dû mériter.
— Tes intentions me semblent suspectes. Mais je n’ai rien à craindre de toi. J’attends mon sacrifice. Si tu y consens, je t'autoriserai à le prendre.
— Tu t’es, à vrai dire, déjà octroyé un sacrifice. Il y a quelques mois de ça, nous avons envoyé des gens ici. Tu les as tués.
— Ils furent utiles, en effet. C’est grâce à eux que je suis libre. Mais ça reste insuffisant. Donne-moi mon sacrifice et tu auras ce que tu veux. »
Nous avions toutes les raisons d’hésiter. Qui était-il pour penser mériter un sacrifice, se pensait-il l’égal des Dieux ? Nul doute que telle arrogance pourrait expliquer qu’il fût déchu. Et par ailleurs, pouvions-nous nous fier à lui ? Ou cherchait-il seulement à nous affaiblir et nous diviser pour nous déforcer ? Nous ignorions tout de la magie malsaine qu’il avait mise en branle un peu plus tôt. Pour ce que nous en savions, un sacrifice librement consenti pouvait tout aussi bien être la dernière chose qui lui manquait pour acquérir un pouvoir qui assurerait notre perte. Alors que nous pondérions nos options, Amûn s’est soudain impatienté.
« Vous manquez d’enthousiasme, constate-t-il. Pas grave. Tout était prêt, de toute façon. »
Il se retourne alors vers les corps qu’il a sacrifiés. L’obscurité malsaine qui s’était réfugiée dans les hauteurs coule sur les cadavres, se rassemble et s’agglomère, et prend forme. En émerge un crâne grotesquement hypertrophié, environné de flammes violettes. Un crâne-feu, nous apprend Nerguï, qui n’a pas l’air ravi. Du tout. Une créature dont j’apprendrais plus tard qu’elle naissait d’un mage sacrifié rituellement et qui est visiblement liée au feu. « Occupe-t-en », ordonne laconiquement le Nomarque. Et au même instant, tous les squelettes s’animent comme un seul homme – et d’ailleurs mus par la volonté d’un seul.
Moi, Parwaaze, Nerguï et Roderick nous sommes précipités dans le couloir, ou j’ai repris forme humaine, dans l’espoir que le goulot d’étranglement ainsi créé nous donnerait quelque avantage. J’ai allumé un brasier magique pour brûler du mort-vivant, Nerguï lève une main et un squelette est projeté contre le sol, se disloque, et puis… le chaos. Une sorte d’implosion a eu lieu, pas un appel d’air, mais un appel néanmoins, auquel nos chairs ont répondu. J’ai résisté tant bien que mal, ainsi que Parwaaze, mais Nerguï et Roderick ainsi qu’un des gardes ont été happés dans la grande salle, atterrissant dangereusement près de mes flammes, valdinguant dans un squelette comme balle dans un jeu de quilles. Plusieurs canopes ont explosé dans le mouvement, et autant de squelettes se sont disloqués.
En un éclair, je comprends. Je déplace mon brasier et sors ma fronde. Un mot d’Amûn et un des soldats se retrouve hébété, cesse de se défendre contre les squelettes qui l’assaillent. Je brise d’un lancer un vase situé plus loin, et à mesure que la poussière qu’il contient s’en écoule, un autre des soldats d’os de disloque. Les cris de Parwaaze, qui tire le soldat hébété, le secoue pour qu’il retrouve ses esprits. Le zombie survivant de Nerguï qui leur vient en aide. Je dois me concentrer sur mes flammes. Le crâne hurle, Nerguï vient d’interrompre le sort qu’il s’apprêtait à lancer. Mes flammes lèchent les bandages d’embaumement d’un des squelettes, qui eût cru qu’ils fussent aussi bons combustibles. Le squelette lâche son arme et tente de défaire les bandes ; c’est trop tard pour lui. Entre nous passe une volée de projectiles magiques, et Nerguï a à peine le temps, dans un réflexe protecteur, d’ériger un bouclier pour arrêter les pointes qui l’auraient autrement transpercé ; le crâne-feu a visiblement peu goûté l’ingérence du mage. Du coin de l’œil, j’aperçois Roderick qui, se relevant de l’implosion et saisi de fureur, enfonce une fiole d’acide dans la bouche d’un de nos assaillants avant de claquer sa mâchoire, puis, avant même que le squelette ait fini de s’effondrer, de lancer une autre fiole sur le crâne-feu, qui explose dans une gerbe de flammes violettes et éclabousse la moitié de son visage, lui arrachant un hurlement qui tient plus de la colère que de la douleur. Une flèche de Parwaaze est plantée dans l’œil, dont la hampe brûle d’une flamme rouge sombre ; quand l’a-t-elle tirée ? La voilà qui réarme déjà. Glissant une nouvelle pierre contre le cuir et mon regard le long de la salle pour m’assurer que mon brasier fait toujours d’opportuns ravages, j’ajuste mon tir pour briser une nouvelle urne au moment où j’entends le claquement de la corde d’arc qui se détend. Un de nos gardes, qui combat des squelettes hurle à côté du zombie allié. De rage ? de douleur ? Et soudain son cri est soufflé par le vacarme, au moment où tout ce qui restait d’obscurité est consumé par un trait d’incandescence pure : la foudre ! La terrible foudre de Nerguï qui tonitrue à travers les colonnades, traverse le crâne-feu de part en part, entrant par l’orbite et sortant par l’occiput avant d’aller frapper Amûn de plein fouet. Dans cette fulgurance, le crâne explose, ses échardes volent et dans une dernière volute, les flammes violettes s’éteignent. Quand la ligne rouge et vive de la rémanence se résorbe un peu, j’aperçois Nerguï, qui s’était exposé pour lancer son coup de maître, attaqué par un squelette proche, et le tumulte du combat reprend.
Une odeur de chair brûlée se répand dans la pièce : la peau d’Amûn grésille encore du coup porté, et fume, mais la liche n’a pas réagi, n’a pas cillé, n’a pas transigé. Il n’a que faire de son corps d’emprunt. Sous lui, l’eau croupie d’un des bassins entre en ébullition. Je déplace mes flammes vers un squelette et place déjà une nouvelle pierre dans ma fronde, quand soudain les morts se figent puis semblent aspirés par une force irrésistible. Une colonne d’eau s’élève sous Amûn, qui se mue en tornade. Amûn rappelle à lui les siens et tous les os obéissent, même le zombie de Nerguï. Le glapissement du chien est un crève-cœur. Un terrible instant semble s’allonger vertigineusement, jusqu’à la rupture, alors que nous nous demandons quelle abomination va sortir de l’eau, mais le providentiel Nerguï, encore lui, a Vu Clair : d’un doigt tendu et d’un mot de pouvoir, impérieux, il met un terme au sort profane. La tornade ralentit, l’eau s’affaisse dans une pluie saumâtre et un grand chamboulement d’os et de chair.
Les squelettes sont pour l’heure incapacités, et par peur de porter au chien un coup fatal autant que par volonté d’attaquer directement Amûn, je décide de laisser aller mes flammes, et j’appelle la lumière lunaire. Une colonne blafarde environne le Nomarque, dont le corps se met à brûler de flammes pâles, et par les craquelures de sa chair filtre une lueur bleue. Encore une fois, il ne semble pas ressentir la moindre douleur, seulement de la colère pour l’affront de Nerguï. Les squelettes se relèvent de bric et de broc, j’aperçois le chien piteux qui s’extrait du charnier, où notre alchimiste vient de déverser son acide, moins scrupuleux que moi à l’instant. Une flèche parfaitement ajustée de Parwaaze se fiche entre les yeux d’Amûn et son corps brisé s’effondre enfin.
Mais demeure l’aura bleue, floue dans ma colonne de pâleur. Amûn est en colère, et son courroux nous atteint comme une vague froide. Je le sens essayer de pénétrer mon esprit, mais je résiste. Les autres n’ont pas cette chance. Je vois le regard de Nerguï se faire fixe, écarquillé. Sur le visage de Parwaaze se peint un masque de terreur. Un garde hurle d’effroi, se cache le visage, tombe au sol inanimé. Ils vieillissent, se flétrissent. Roderick contemple ses mains désormais ridées, crie de détresse, s’encourt vers le couloir comme pour fuir les ans qui se ruent vers lui. Parwaaze, saisie de panique, se rue vers un canope, le soulève d’un grand ahan et le brise au sol ; son regard est celui d’une bête éperdue. Je ferme mon poing sur ma pierre-soleil, que le ciel me guide, il faut que la radiance suffise, il le faut ! Je cours vers Parwaaze, pour la guérir de son effroi magique. Nerguï, au sol, lève un bras, avec l’énergie du dernier espoir, celui qui fait que la bête blessée rue encore à l’hallali, envoie une volée de projectiles magiques. La pupille de Parwaaze se rétrécit enfin, elle se retourne vers le fantôme toujours environné de mes flammes spectrales, et contemple avec moi une deuxième volée de projectiles envoyés par un Nerguï à bout de souffle, quand soudain…
Le calme. L’aura bleue s’est dissipée, divisée en deux orbes. Les squelettes restants sont plongés dans l’apathie. Le chien gémit. Un des gardes va s’occuper, tremblant et sanglotant, de son collègue évanoui. Roderick revient, vieux, ébranlé, mais arraché enfin à la sienne terreur. Les deux orbes s’en retournent dans un canope chacune, le premier orné d’un cœur, le second d’une tête. Tous les squelettes qui restent encore debout semblent soudain léthargiques. Je relâche un souffle que je n’avais pas réalisé retenir, et à côté de moi, j’entends Parwaaze faire de même.
Entendant le chien gémir, je me rappelle m’être senti soulagé qu’il fût encore en mort-vie et, semblait-t-il, en possession de ses moyens, contrairement aux soldats d’os. Je me suis dit que ce serait sans doute une bonne idée et un geste bienveillant après cette horreur, de lui donner un bout de la viande du zombie tombé de Nerguï, mais Roderick m’a clairement fait comprendre que ce n’était pas le moment de se consacrer à de telles questions. L’alchimiste est effrayant, lorsqu’il est en colère.
Nous avons enfin pu explorer la grande salle. Aux murs, on notera la présence de nombreuses fresques quasiment intactes représentant la vie de jadis, dont l’ensemble constitue sans nul doute un document historique inestimable. [Croquis] De très grande valeur également, est l’amoncellement de richesses autour de la tombe du Nomarque, mais aussi çà et là dans la salle. Une inspection rapide des vases brisés lors du combat y révèle des runes, probablement sources de la mort-vie qui anime les gardiens de l’endroit. Au fond de la grande salle à droite, une porte mène à une autre salle, beaucoup plus petite, où sont entreposées des caisses de nourriture momifiée, un coffre, des parchemins anciens qu’il faudra traiter avec la plus grande minutie et la plus grande délicatesse. Dans cette chambre nous trouvons aussi un levier, assorti d’un autre avertissement de Djaou III : l’accès est fermé à jamais et il devrait en rester ainsi.
Nos investigations des différents documents picturaux et textuels du tombeau, largement guidées par la magie linguistique de notre Archonte du Sépulcre, permettent de jeter certaine clarté sur l’histoire de l’endroit. Les sarcophages qui s’alignent contre les murs sont ceux de notables, membres de la famille d’Amûn. Lorsque le Nomarque fut déchu, plusieurs de ses proches et apparentés se sont donné la mort ou y ont été contraints avant d’être placés ici. Le chien qui a miraculeusement échappé au fracas des armes et des magies n’est rien de moins que le fidèle compagnon du Nomarque, enterré avec icelui. Il répond au nom de Ptolemy.
Quelque chose finit alors par nous inquiéter. Alors que nous pensions que la sénescence brutale cruellement infligée par notre adversaire s’effacerait progressivement après notre victoire, ce ne semble pas être le cas. Nous nous penchons sur ce vieillissement, et il s’avère que non seulement il ne doive pas s’effacer, mais pire, qu’il soit en train de gagner permanence. Je parviens à résorber les effets sur Roderick et sur le plus affecté des gardes, Parwaaze lui ayant, dans un admirable geste d’abnégation, concédé la préséance que son rang et son privilège lui aurait pu octroyer. L’effort taxe évidemment mes ressources déjà lourdement grevées par le combat, et j’en ressors épuisé. Avant de pouvoir terminer mon office, je dois donc prendre quelque repos. À cette fin, je me prépare hâtivement une décoction somnifère, demande aux gardes de ne pas être dérangé (ce dont ils s’acquittent avec grande diligence), et m’isole dans un coin de l’entrée du tombeau afin de dormir quelques heures.
À mon réveil, assez bien régénéré compte tenu de l’endroit, je peux enfin, et heureusement, soigner Parwaaze et les deux gardes qui restaient, et leur rendre ces années de vie dont ils avaient été spoliés. Je découvre aussi que la mort a réclamé son dû et repris les gardiens squelettiques de l’endroit. Ptolemy, quant à lui, est toujours mort-vif, relativement affectueux, et semble s’être pris d’amitié pour Nerguï, reconnaissant peut-être en lui une magie nécromantique et un charisme politique qui coulaient déjà dans les veines de son ancien maître.
Mes compagnons ont été actifs et efficaces pendant mon sommeil, et ont déjà rassemblé la majeure partie de l’opulent trésor que renfermait l’endroit à l’entrée de la tombe, le but de la manœuvre étant de sécuriser cette prise avant de nous risquer à abaisser le levier dont nous espérons qu’il libèrera l’accès de la sépulture de l’Imyer, mais dont nous redoutons qu’il déclenche d’éventuelles fâcheuses contre-mesures. Le temps venu, c’est évidemment au zombie de Nerguï que revient le périlleux honneur.
Le levier abaissé, nous redescendons prudemment dans la tombe et constatons qu’aucun piège n’a été déclenché et que, comme espéré, un passage s’est ouvert à côté de la fresque représentant Djaou III devant une pyramide. Derrière le panneau mentionné plus tôt, nous découvrons un couloir dont les parois ne sont malheureusement pas aussi bien préservées que dans le reste de la tombe. Nous y engageant, nous rencontrons un fantôme du nom d’Hotta, considérablement plus jeune qu’Amûn, puisqu’il s’agit d’un pilleur de tombe piégé ici à la suite d’un écroulement survenu il y a un peu moins de deux siècles.
Hotta est probablement la créature la plus déprimée et désespérée que j’aie pu rencontrer. S’il n’était déjà mort, j’aurais craint qu’il puisse tenter d’attenter à ses jours. Nous trouvons son cadavre recroquevillé dans un coin, tenant dans sa main une sorte de lampe à huile. Un autre cadavre émerge d’un tas de gravats qui encombre le couloir. En parlant avec le défunt (enfin, nous parlions ; lui soupirait, plutôt), nous découvrons que la lampe permet d’invoquer une créature magique, un « Djinn » nommé Jodaam le Bienveillant. Accompagné de son épouse (l’autre cadavre), l’explorateur funéraire s’est introduit dans la tombe en dépit des conseils de ce Jodaam, et le lecteur avisé n’aura pas manqué d’apprécier la pertinence éclairée de leur décision. L’amour conjugal ne dure qu’un temps, ai-je entendu dire en Sérnissime, et il semble que ce temps ne se compte pas en siècles ou ne s’étende pas au-delà du trépas : Hotta considère que le nom de sa conjointe n’a plus la moindre à importance à présent (s’en souvient-il seulement ?), aussi crains-je qu’elle doive demeurer innommée dans la présente chronique. Hotta ne semble pas non plus vouloir être enterré en un lieu précis. En fait, il ne semble pas vouloir grand-chose. Si ce n’est, peut-être, que nous le laissions contempler le dernier séjour de Djaou Trois, à supposer que nous parvenions à ouvrir la porte magiquement scellée d’une rune qu’il ne parvient pas à franchir.
Les bribes d’information que nous avons pu obtenir sur cette tragédie sont certes très lacunaires, mais il me semble qu’avant sa mort Hotta n’était pas aussi apathique et … éteint qu’aujourd’hui – au contraire, la prise de risque consentie semble l’indice d’une certaine combattivité. J’avais déjà pu constater, avec les Nomarques que nous avons eu l’heur de rencontrer, que certains morts-vivants pouvaient préserver leur volonté et leur personnalité propres dans la mort. L’explorateur semble démontrer qu’en outre, la personnalité puisse encore évoluer après celle-ci. Plus j’en découvre, plus je me dis que la mort-vie est peut-être juste une forme de vie particulière, dans le prolongement naturel de la première vie. À moins que les fantômes ne soient marqués comme au fer par la dernière émotion ressentie de leur vivant, dans le cas de Hotta : l’ennui ? Il faudra que j’interroge Nerguï à ce sujet.
Roderick a pratiqué une sorte de magie divinatoire – de la très belle magie, je trouve – sur la lampe enchantée et nous a appris qu’elle avait été créée à l’aide du sort « Souhait », lancé par un mage puissant, et qu’il ne s’agissait pas d’un objet unique mais que plusieurs autres lampes avaient été créées par ce sort. L’esprit ou la chose que la lampe renferme est puissant, probablement une sorte d’élémentaire.
Près du cadavre d’Hotta, dans une petite alcôve qui fait face à la porte de ce que nous devinons être la chambre funéraire de Djaou Trois, se trouve une sorte de vasque carrée, imprégnée de magie. Autour de cette vasque diverses inscriptions presque effacées louent le glorieux architecte, créateur de plusieurs monuments importants. Il est vaguement question de temps, mais les inscriptions sont pratiquement illisibles. Le sort de compréhension de Roderick nous éclaire sur le fonctionnement de la vasque : remplie d’un mélange d’eau et de sable, elle ouvrirait une ou deux portes, sans doute celle qui lui fait face et l’autre, au fond du couloir, après un autre tas de gravats qui marque l’accès emprunté par les pilleurs de tombe. Je puis avancer une hypothèse sur les inscriptions perdues : sable et eau sont deux fluides utilisés pour la mesure du temps, à l’intérieur d’un sablier ou d’une clepsydre. Peut-être y avait-il là quelque énigme qu’un initié aurait aisément comprise, mais qui devait rester absconse pour les intrus ? Hotta, en tout cas, dit avoir essayé de mettre plusieurs choses dans la vasque, sans succès.
Restant attentifs à tout danger qui pourrait surgir de la chambre funéraire, nous versons le mélange. Lorsque les battants s’ouvrent, ils révèlent un gardien magique, un Spectateur. Il s’agit d’une sorte de grand œil flottant, environné de tentacules également oculées. Je dois avouer qu’à ce stade nous étions las de combattre dans cette tombe, aussi avons-nous décidé de la faire brève : il y eut un cri ignoble de surprise et d’ire mêlées, interrompu par une volée de projectiles magiques, d’acier projeté, d’acide aspergé et d’incandescence lunaire. Quand on y songe, il y a quelque chose d’absurdement tragique et dérisoire à la vie morne et vide de ce Spectateur. Vingt-cinq siècles de longue et patiente attente, de silencieux et obscur néant, et quand enfin survient l’événement contre lequel la sentinelle était censé prémunir l’endroit, l’événement qui donne son sens à cette interminable mission, son échec est consommé en à peine le temps d’un clin d’œil. D’yeux. Bref… Enjambant son cadavre, nous pénétrons dans la chambre funéraire de l’Imyer des Monuments Royaux, considérablement plus riche que celle d’Amûn, suivis d’Hotta qui, posant sur la porte ouverte et le Spectateur un regard las, aura pour lui cette mémorable oraison : « C’était donc si simple… »
J’aurais espéré que de voir enfin ce qu’il voulait trouver avant sa mort apporterait quelque chose de conclusif au fantôme. Il semble que ça ne soit malheureusement pas le cas. Alors que nous exhumions avec précaution les trésors innombrables de ces deux dernières salles et lui montrions nos découvertes, Hotta semblait toujours insatisfait. Je crains que cet événement ne serve qu’à rendre plus nets, par contraste, l’ennui et la vacuité qui le définissent et auxquels il semble condamné à devoir retourner après notre départ.
Après avoir vidé ces deux salles, nous revenons encore à la grande chambre d’Amûn, pour ouvrir les sarcophages de ses proches et en récupérer les objets précieux. Nous préférons éviter d’ouvrir le sarcophage d’Amûn lui-même, de peur de libérer quelque chose ou de permettre à un adversaire si redoutable de revenir encore nous hanter. Je profite de ce dernier passage pour contempler encore les fresques, et pour prélever des échantillons dans les trois bassins d’eau croupie, dans l’espoir que cela nous permette de mieux comprendre les Vapeurs des Tombes, après quoi nous nous apprêtons enfin à quitter l’endroit.
Après notre longue série d’infortunes, le succès total de cette expédition est immensément rassurant et satisfaisant. Non seulement nous en revenons tous sains et saufs, mais encore les bras chargés d’un trésor incroyable. Je prends quelques lignes pour décrire ici notre butin.
Vingt mille pièces d’or, selon une estimation grossière, viendront renflouer le Trésor ondaneran, à quoi s’ajoutent des bijoux et joyaux pour une valeur estimée de 5000 autres pièces d’or. À charge du culte de Cernardi d’inventorier cette somme colossale, et de déterminer celles qui, parmi ces pièces, ont une valeur numismatique ou historique largement supérieure à leur valeur nominale ou leur poids en métal précieux. Nous avons aussi trouvé quatre joyaux magiques, que Parwaaze appelle Pierres d’Anosheeh, la Grand-Mère. Il s’agirait d’étoiles tombées du ciel. Deux d’entre elles sont des pierres d’Intuition, la troisième permet de s’affranchir du besoin de manger et de boire, la dernière est une pierre d’Agilité. Outre les fioles d’eau croupie, nous trouvons également une potion rose qui s’avère être un philtre d’amour, une potion bleue qui, versée hors de sa fiole, prendra la forme d’une courte épée aussi vulnérante que l’on peut l’attendre de pareille arme, mais qui a l’inconvénient de ne pas permettre de parer, et enfin une potion verte qui munira les extrémités de qui la consomme des mêmes propriétés d’adhérence que celles que l’on trouve chez les insectes, les araignées, et chez certains lézards des roches et geckos de la jungle, leur permettant de se mouvoir sur des supports verticaux. Nous trouvons également un talisman-scarabée, qui offre une protection contre la nécromancie, un casque de croisé des sables qui permet de voir clair à travers une tempête de sable, un fouet de bannissement, une puissante amulette synchronisable qui permet de maudire toutes les créatures dans un rayon de neuf mètres, au prix cependant d’une éprouvante bradycardie magique pour l’imprécateur. Nous ramenons également le cadavre du Spectateur, la dépouille de Sava, la momie, richement ornée, de l’Imyer Djaou III, les vases canopes d’Amûn et de trois de ses gardiens squelettiques, la lampe de Jodaam, et une cassette contenant quatre yeux de Spectateur, sans oublier Ptolemy, désormais compagnon de Nerguï.
Finalement, cet inventaire ne serait pas complet sans mention de l’autre aspect, moins pécuniaire et plus documentaire, de ce butin : un lot de parchemins anciens, d’une valeur historique proprement inestimable, parlant de la région aux temps jadis, parmi lesquels nous trouvons les Mémoires d’Amûn, où le Nomarque déchu prodigue aux générations futures des conseils de gestion. Nous trouvons également des plans de constructions de l’illustre Imyer, révélant les emplacements de plusieurs monuments royaux érigés par lui, ainsi que des schémas de conception d’objets divers : potion d’amitié animale, anneau de nage, potion de souffle enflammé, et, dernière de cette liste mais non la moindre : poudre à éternuer. Qui eût cru qu’un si important personnage soit aussi un espiègle farceur ? Cela dit, on sait maintenant que l’Incandescente marche tout aussi bien, hein…
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