General Summary
19/08/818
J’ai finalement fini mon tour des fermes… Je me suis démené pour leur permettre de se relever des désastres qui nous ont frappés. Pour prodiguer mon savoir lorsqu’on voulait l’accueillir. Pour apprendre, aussi, des fermiers qui cultivent ici depuis assez longtemps pour avoir déjà appris de la professoresse Nature. J’ai été accueilli avec certaine froidure. Archonte des Boisseaux, je demeure encore souvent celui des Crocs. Les paysans m’abordent avec la prudence et la circonspection qu’on réserverait à un fauve… je peux difficilement leur donner tort, à vrai dire, mais je regrette que ça rende plus difficile l’apprentissage mutuel.
De retour à Ondanera, que je commence enfin à considérer comme mon foyer, j’ai découvert que mes autres compagnons n’ont pas failli à leur efficacité désormais sinistrement réputée. Fallait-il que je sois sot pour ne pas imaginer que pendant mon absence, ils allaient pas prodigalement répandre sang, cendres et chaos à l’entour… Bref… Tibor est mort, les reliques sont récupérées, Hassessi, son Grand Parleur et cet avaricieux de Wasu Saarma sont en fuite, et nos soldats ont capturé un Doppelganger et tué sa compagne/sœur/cousine/peu importe.
Rien ne pouvait me préparer à la rencontre avec cette créature.
Le Doppelganger est un humanoïde à la peau grise, légèrement bleutée, aux yeux jaunâtres et opaques, sans visage clairement défini, ce qui est assez… perturbant… à contempler. Il est capable de prendre, très rapidement, l’apparence d’autrui. Nous avons préféré l’interroger masqués pour ne pas lui faciliter une future imposture.
J’ai d’abord cru, d’après les descriptions qu’on m’en avait faites, que son aptitude à la métamorphose serait similaire à ma magie bestiale, mais il n’en est rien. Après l’avoir vu se transfigurer en Abrahamanam et en Valeriano en l’espace de quelques instants, je pense que son don, certes magique, tient davantage des talents du caméléon que des miens propres. Noter que l’imposture n’est pas parfaite : sa taille n’a pas changé. Nous ignorons comment les Doppelganger se reconnaissent entre eux. M’est avis que des sens autres que la vue, peut-être autres qu’humains, sont impliqués. Je devrais penser à lui rendre visite sous forme animale de temps à autres, peut-être que des sens animaux m’aideraient à le mieux discerner.
La créature semble également capable de lire dans les pensées. Ou en tout cas dans les émotions. Ou les souvenirs. Ce n’est pas très clair. En tout cas, il s’agit d’une aptitude utile pour singer la personnalité de ceux dont les Doppelganger revêtent le visage, et pour percevoir à temps une erreur d’interprétation qu’il s’agit de corriger. La créature ne semble cependant pas avoir été capable de comprendre, ou n’a pas souhaité réagir aux sollicitations mentales que je lui ai envoyées.
Nous n’avons pas été capables de recevoir les informations que nous espérions. En fait, plus la conversation avançait, plus il… ou elle… après tout il a pris la forme d’Abrahamanam… bref, plus il rendait inéluctable une issue funeste pour lui-même.
Il semble agir selon son propre chef (qu’il a changeant, d’ailleurs). Il semble d’ailleurs tirer certain orgueil de ne pas être utilisé comme nombre des siens. Ses objectifs, prétend-il, étaient la liberté, le pouvoir, et le maintien à l’écart des soucis, la sécurité. Je crois que sur ces points, il a été sincère, et je pense que là est l’origine première et tragique de sa chute. C’est faire preuve d’un cruel manque de sagesse que de penser ces objectifs conciliables. Pour l’exercer modestement depuis peu, je perçois que le pouvoir, avec la responsabilité qu’il fait porter, enferme. Quant à la liberté, elle n’est qu’aptitude au changement et acceptation consciente des risques qui en découlent naturellement. La sécurité et le confort étouffent la liberté. Mais je m’égare.
Au début, la créature m’inspirait certaine sympathie, notamment lorsqu’elle a mentionné que nourrir la terre requérait des sacrifices (serait-ce là indice de quelque foi que suivraient les Doppelgangers ?)… mais la discussion me laisse l’impression qu’il n’y a rien de sacré dans ses crimes, et qu’il ne cherchait à nourrir que lui-même. Je l’ai interrogé sur son sens de la justice, pour savoir si l’exécution frauduleuse perpétrée sous les traits de Valériano pouvait être motivée par quelque tort commis par la victime, et il m’a répondu que le concept de justice n’était pas étranger aux Doppelganger… Il y avait dans cette phrase quelque chose de … désagréablement… faux.
Il y a encore beaucoup de choses que nous ignorons. D’où viennent-ils ? Comment et quand sont-ils arrivés dans la région ? Font-ils partie des habitants originels comme (supposé-je) le peuple ranon ou le Ranisat ? (À noter que le Doppelganger n’a pas dit s’il serait capable de prendre la forme d’un membre du Ranisat, seulement qu’il n’en avait pas envie.) Et surtout, combien sont-ils ? À ce propos, le Doppelganger ne nous a donné qu’une réponse vague et funeste : « Moins que je n’aimerais mais plus que vous ne souhaiteriez ».
À vrai dire, l’interrogatoire n’a pas donné grand chose. Prévisible, sans doute, venant de quelqu’un qui devine sans doute son destin inéluctable, qui peut scruter l’âme de ses interrogateurs, et qui n’a probablement plus rien au monde à perdre pour lui-même, et tout à perdre pour les siens. La seule autre information potentiellement utile que notre invité ait laissé échapper ne concerne d’ailleurs pas les siens, mais notre voisine, Abrahamanam, qui connaîtrait des recoins assez insoupçonnés. « Vous auriez beaucoup à apprendre d’elle, sachant d’où elle vient», a-t-il glissé. Je me demande quelles sont donc les origines de la rude fermière.
À l’issue de cette rencontre singulière, j’ai été assez décontenancé, et j’ai probablement eu une poussée de paranoïa. Les Doppelgangers pouvaient revêtir n’importe quel visage, être n’importe où, même aux postes de décision ; ils pouvaient frapper à tout moment. J’ai proposé d’utiliser la coupe de Naema à l’entame de tout Conseil. Ma proposition a été rejetée, au motif que la ponction de sang serait trop importante, ce que je puis comprendre. Nerguï a pris une mesure plus utile et efficace que cette histoire de coupe ; je ne peux que saluer son pragmatisme : personne ne peut visiter le Doppelganger seul. Deux doivent entrer, deux doivent sortir. Cela rendra plus difficile à ses complices de le libérer.
Il nous a paru utile de consulter les Torres quant aux décisions à prendre concernant notre invité. Il semble que Balqis n’ait pas apporté à Nerguï une réponse satisfaisante concernant la possibilité de maintenir en vie ses utiles aptitudes dans la mort. Quant à Muslih, il a réglé la question de son destin judiciaire : pour banditisme, le Doppelganger sera condamné à mort. Mais il a différé la sentence pour nous laisser le temps de décider de mesures additionnelles éventuelles, notamment en termes de publicité de la sentence. Demeure cependant une autre question, concernant cette fois un mercenaire dont le sang s’est un peu trop échaudé et qui s’est mis à voir des Doppelganger partout et à les couper en morceaux jusqu’à ce que mort s’ensuive.
J’ai rendu visite à notre prisonnier en compagnie de Parwaaze. Il m’a semblé juste de lui communiquer la sentence à laquelle il serait exposé. Je ne suis pas certain que Parwaaze ait approuvé ; il m’est toujours difficile de discerner ses intentions et sentiments. Elle est indéchiffrable. Le Doppelganger a mentionné que sa race était supérieure à la mienne. Ce qui a quelque peu alléger le fardeau de remords anticipés que son inéluctable exécution m’avait placé sur le ventre. Il ne vaut peut-être pas mieux qu’un Commodore, finalement.
D’autres soucis nous attendaient. Il semble qu’il y ait un camp maadbien sur nos terres, une menace que le Conseil ne saurait tolérer, surtout considérant le peu d’estime en quoi ces brutes tiennent la nécromancie dont nous sommes venus à tant dépendre. Il a été décidé d’envoyer des éclaireurs (Parwaaze et Nerguï s’en sont chargés) en repérage.
24/08/818
D’après le rapport des éclaireurs de Parwaaze et Nergui, le camp Maadbien est bien défendu ; ils ont des chevaux et peut-être des chiens (qui seraient une addition utile à notre ménagerie si jamais ils venaient à les égarer lors d’une malencontreuse effusion de sang). Ils seraient apparemment une trentaine dont un Inquisiteur, qui rechignent à entrer dans la forêt (ce qui prouve qu’ils ne sont pas complètement idiots, contrairement à nous qui avons goûté à l’hospitalité très contestable des résidents locaux). Des mesures seront très bientôt prises à l’encontre des importuns. Du genre qui mettra en doute le sens de la courtoisie d’Ondanera.
Cette première séance du Concile des Archontes a aussi été l’opportunité de revenir sur quelques points non résolus, et, à l’initiative heureuse de Muslih, d’aborder certaines questions délicates mais cruciales.
Ont été clarifiées les suites à donner au problème des Doppelgangers. L’expérimentation a été autorisée sur notre invité. J’y ai consenti. Je crois que Balqis n’est pas à l’aise avec cette décision. Moi non plus pour être honnête. Il serait bon que je passe quelque temps à méditer. L’agitation incessante de ces derniers temps me laisse peu de temps pour réfléchir en profondeur sur les situations. Pour un druide, c’est très mauvais. Quant au mercenaire qui a eu un coup de sang ou de bile, son amende et sa réhabilitation passeront par une période de travail forcé.
De nombreuses décisions ont été prises qui ont dessiné les contours d’un destin pour Ondanera. L’esclavagisme a été autorisé. Seuls s’y sont opposés Parwaaze et Roderich. Parwaaze me semble éprise de liberté, sa décision éclaire d’ailleurs cet aspect de sa personnalité et laisse deviner les valeurs qu’elle poursuit – je pense deviner en elle une certaine part d’idéalisme. Comme quoi l’opportunisme et l’idéalisme ne sont pas immiscibles. Peut-être a-t-elle elle-même été esclave ? Le Doppelganger s’est demandé, à un moment, « mais qui, ici, n’a pas été esclave ? », suggérant que je n’étais pas le seul dans cette pièce à en avoir subi l’abjecte condition. Je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire, mais vu la décision de l’Archonte des Voix, je me dis que nous avons peut-être plus en commun que je ne le pensais. Par contre, la voix de Roderich m’a grandement étonné. Je ne pense pas que notre Cité naissante puisse se passer d’esclaves pour l’heure. Nous sommes trop près de choir encore. Nous avons trop besoin de leur travail. Mais l’Archonte de la Dîme est sans doute le mieux placé pour en avoir une idée précise. Cela m’a troublé. Et ma propre décision m’a étonné plus encore. J’avais, peut-être, l’opportunité de débarrasser Ondanera de cette abomination. Je ne l’ai pas saisie. Parce que cela aurait mis en cause notre survie, d’une part. Ensuite, parce que je me suis dit qu’en l’absence d’esclavage, seule s’offrait l’option de la mort pour les crimes qui méritent sévérité. Or dans la société nécromantique que nous sommes appelés à devenir, condamnation à mort revient à condamnation à être relevé pour prendre part au labeur. C’est une condamnation irrémissible à un esclavage perpétuel. Ce me semble être une pire option. Finalement, donc, j’ai opté pour la perpétuation de l’esclavage, afin de ne pas détruire l’espoir de l’affranchissement. Je suppose que j’ai toujours été d’Olunmawifa plus que d’A’tunsa… Et ce n’est pas mon Maître qui me contredirait. Mais Dieux que je digresse ! Heureusement que Roderich ne me facture pas l’encre.
La liberté du commerce sera encadrée. Seuls moi, Meneo et Parwaaze nous sommes prononcés pour une liberté totale en la matière. L’immigration sera modérément encadrée, et un registre sera instauré. Seuls moi, Parwaaze et Balqis nous étions prononcés pour une immigration libre. La liberté totale de culte, par contre, a été instaurée à l’unanimité. Je suis certain que tous les Waasu Saarma des montagnes se réjouiront d’apprendre qu’ils seront les bienvenus dans l’Onde Noire… J’ai noté avec intérêt qu’à chaque décision, Parwaaze s’est rangée du côté de la liberté. Cette constance m’a impressionné, et lui a acquis mon estime. J’aurai, sans doute, beaucoup à apprendre d’elle. L’unanimité a aussi été réunie pour centraliser notre administration, encore que cette unanimité a requis quelques palabres. Finalement, un service militaire universel sera décrété.
Quant à la transmission des savoir, son ordonnancement devra attendre que nous ayons nommé un Archonte du Séminaire. J’espère que ça ne tardera pas : bien que j’apprécie Nerguï, cela me met légèrement mal à l’aise de lui confier toute éducation magique. Mon opinion sur la nécromancie a certes évolué en bien, mais je reste attaché à la beauté d’autres magies.
------
Je ne suis toujours pas certain d’avoir pris la bonne décision en approuvant l’expérimentation. Certes, la condamnation du Doppelganger n’a rien à voir avec son état de Doppelganger ; elle est juste et fondée en droit, elle est proportionnelle au coup qu’il nous a porté. Cela était d’ailleurs la condition indispensable qui permette à cette condamnation de ne pas ruiner nos chances d’établir à l’avenir quelque concorde avec ce peuple mussé en notre sein-même. Mais ce qu’il subira, le supplice particulier qui lui sera infligé avant le terme… cela est incontestablement motivé par sa nature, et je ne puis sereinement considérer que son traitement est empreint d’équité sans me mentir à moi-même et faire preuve d’hypocrisie. J’espère que ce sort réservé au premier d’entre eux ne sera pas le germe d’un conflit plus large.
J’ai tourné le problème dans tous les sens. La seule façon que j’ai trouvée de pouvoir continuer à me respecter est de considérer son supplice comme un sacrifice. Il faut, il est d’une impérieuse nécessité morale que nous nous nourrissions de lui. Ainsi, la nôtre cruauté ne sera pas perversité, mais le sanglant instrument de notre devenir commun. Tout ce que nous pouvons apprendre, nous devons l’apprendre. Nous devons comprendre leur fonctionnement. En le comprenant, nous apprendrons comment les blesser, certes, mais aussi comment les soigner. Quels sont leurs besoins ? La merveilleuse plasticité de leur chair peut-elle leur permettre de guérir rapidement d’une blessure en la forçant à se refermer ? Leur permet-elle de faire repousser un membre amputé ? Sont-ils capables de rajeunir ? Peut-on en trouver l’origine de leur plasticité dans quelque substance interne ? Peut-on utiliser ce savoir pour hâter la cicatrisation des nôtres ? Peuvent-ils maintenir ou altérer leur forme en étant inconscients ? Sont-ils capables de transfiguration partielle, ne sélectionnant de leur original que ceux de ses aspects qu’il leur sied de revêtir ? Peuvent-ils artificiellement augmenter leur force et leur endurance en se métamorphosant en athlète ? Leur magie permettrait-elle de renforcer, si elle est comprise, l’art de transformation des druides ? D’où leur vient leur capacité à lire les pensées ? Du moins, à percevoir les intentions : il semble qu’ils n’aient pas accès aux pensées formulées…
Comment se reproduisent-ils ? Sont-ils féconds tant en revêtant l’aspect de mâle que celui de femelle ? Il pourrait être intéressant d’essayer de le faire se reproduire. Probablement le Doppelganger accepterait-il volontiers quelques instants de volupté pour le soulager et lui faire oublier, un temps, la souffrance que nous lui infligerons. Une esclave ou une prostituée pourrait peut-être accepter l’expérience, moyennant promesse d’affranchissement, et de ce que ses enfants seraient pupilles d’Ondanera ? Nul doute que Parwaaze formerait excellemment l’enfant de telle union, si elle venait à être concrétisée. Bien sûr, point ne faut que nous excédions le degré de cruauté strictement nécessaire à notre but, aussi tâcherai-je de mettre mon savoir des simples et narcotiques, et ma magie, à disposition de Roderick afin d’alléger tant que faire se pourra la souffrance de notre victime. Ce sera d’ailleurs aussi une façon de découvrir comment son corps réagit aux substances connues.
Je me demande si Roderick accepterait qu’à la toute fin, lorsque tous les examens auront été pratiqués, je dévore rituellement le cœur du Doppelganger pour parachever ainsi que se doit son sacrifice, puisque tel, je pense, il doit désormais être envisagé.
J’ai finalement fini mon tour des fermes… Je me suis démené pour leur permettre de se relever des désastres qui nous ont frappés. Pour prodiguer mon savoir lorsqu’on voulait l’accueillir. Pour apprendre, aussi, des fermiers qui cultivent ici depuis assez longtemps pour avoir déjà appris de la professoresse Nature. J’ai été accueilli avec certaine froidure. Archonte des Boisseaux, je demeure encore souvent celui des Crocs. Les paysans m’abordent avec la prudence et la circonspection qu’on réserverait à un fauve… je peux difficilement leur donner tort, à vrai dire, mais je regrette que ça rende plus difficile l’apprentissage mutuel.
De retour à Ondanera, que je commence enfin à considérer comme mon foyer, j’ai découvert que mes autres compagnons n’ont pas failli à leur efficacité désormais sinistrement réputée. Fallait-il que je sois sot pour ne pas imaginer que pendant mon absence, ils allaient pas prodigalement répandre sang, cendres et chaos à l’entour… Bref… Tibor est mort, les reliques sont récupérées, Hassessi, son Grand Parleur et cet avaricieux de Wasu Saarma sont en fuite, et nos soldats ont capturé un Doppelganger et tué sa compagne/sœur/cousine/peu importe.
Rien ne pouvait me préparer à la rencontre avec cette créature.
Le Doppelganger est un humanoïde à la peau grise, légèrement bleutée, aux yeux jaunâtres et opaques, sans visage clairement défini, ce qui est assez… perturbant… à contempler. Il est capable de prendre, très rapidement, l’apparence d’autrui. Nous avons préféré l’interroger masqués pour ne pas lui faciliter une future imposture.
J’ai d’abord cru, d’après les descriptions qu’on m’en avait faites, que son aptitude à la métamorphose serait similaire à ma magie bestiale, mais il n’en est rien. Après l’avoir vu se transfigurer en Abrahamanam et en Valeriano en l’espace de quelques instants, je pense que son don, certes magique, tient davantage des talents du caméléon que des miens propres. Noter que l’imposture n’est pas parfaite : sa taille n’a pas changé. Nous ignorons comment les Doppelganger se reconnaissent entre eux. M’est avis que des sens autres que la vue, peut-être autres qu’humains, sont impliqués. Je devrais penser à lui rendre visite sous forme animale de temps à autres, peut-être que des sens animaux m’aideraient à le mieux discerner.
La créature semble également capable de lire dans les pensées. Ou en tout cas dans les émotions. Ou les souvenirs. Ce n’est pas très clair. En tout cas, il s’agit d’une aptitude utile pour singer la personnalité de ceux dont les Doppelganger revêtent le visage, et pour percevoir à temps une erreur d’interprétation qu’il s’agit de corriger. La créature ne semble cependant pas avoir été capable de comprendre, ou n’a pas souhaité réagir aux sollicitations mentales que je lui ai envoyées.
Nous n’avons pas été capables de recevoir les informations que nous espérions. En fait, plus la conversation avançait, plus il… ou elle… après tout il a pris la forme d’Abrahamanam… bref, plus il rendait inéluctable une issue funeste pour lui-même.
Il semble agir selon son propre chef (qu’il a changeant, d’ailleurs). Il semble d’ailleurs tirer certain orgueil de ne pas être utilisé comme nombre des siens. Ses objectifs, prétend-il, étaient la liberté, le pouvoir, et le maintien à l’écart des soucis, la sécurité. Je crois que sur ces points, il a été sincère, et je pense que là est l’origine première et tragique de sa chute. C’est faire preuve d’un cruel manque de sagesse que de penser ces objectifs conciliables. Pour l’exercer modestement depuis peu, je perçois que le pouvoir, avec la responsabilité qu’il fait porter, enferme. Quant à la liberté, elle n’est qu’aptitude au changement et acceptation consciente des risques qui en découlent naturellement. La sécurité et le confort étouffent la liberté. Mais je m’égare.
Au début, la créature m’inspirait certaine sympathie, notamment lorsqu’elle a mentionné que nourrir la terre requérait des sacrifices (serait-ce là indice de quelque foi que suivraient les Doppelgangers ?)… mais la discussion me laisse l’impression qu’il n’y a rien de sacré dans ses crimes, et qu’il ne cherchait à nourrir que lui-même. Je l’ai interrogé sur son sens de la justice, pour savoir si l’exécution frauduleuse perpétrée sous les traits de Valériano pouvait être motivée par quelque tort commis par la victime, et il m’a répondu que le concept de justice n’était pas étranger aux Doppelganger… Il y avait dans cette phrase quelque chose de … désagréablement… faux.
Il y a encore beaucoup de choses que nous ignorons. D’où viennent-ils ? Comment et quand sont-ils arrivés dans la région ? Font-ils partie des habitants originels comme (supposé-je) le peuple ranon ou le Ranisat ? (À noter que le Doppelganger n’a pas dit s’il serait capable de prendre la forme d’un membre du Ranisat, seulement qu’il n’en avait pas envie.) Et surtout, combien sont-ils ? À ce propos, le Doppelganger ne nous a donné qu’une réponse vague et funeste : « Moins que je n’aimerais mais plus que vous ne souhaiteriez ».
À vrai dire, l’interrogatoire n’a pas donné grand chose. Prévisible, sans doute, venant de quelqu’un qui devine sans doute son destin inéluctable, qui peut scruter l’âme de ses interrogateurs, et qui n’a probablement plus rien au monde à perdre pour lui-même, et tout à perdre pour les siens. La seule autre information potentiellement utile que notre invité ait laissé échapper ne concerne d’ailleurs pas les siens, mais notre voisine, Abrahamanam, qui connaîtrait des recoins assez insoupçonnés. « Vous auriez beaucoup à apprendre d’elle, sachant d’où elle vient», a-t-il glissé. Je me demande quelles sont donc les origines de la rude fermière.
À l’issue de cette rencontre singulière, j’ai été assez décontenancé, et j’ai probablement eu une poussée de paranoïa. Les Doppelgangers pouvaient revêtir n’importe quel visage, être n’importe où, même aux postes de décision ; ils pouvaient frapper à tout moment. J’ai proposé d’utiliser la coupe de Naema à l’entame de tout Conseil. Ma proposition a été rejetée, au motif que la ponction de sang serait trop importante, ce que je puis comprendre. Nerguï a pris une mesure plus utile et efficace que cette histoire de coupe ; je ne peux que saluer son pragmatisme : personne ne peut visiter le Doppelganger seul. Deux doivent entrer, deux doivent sortir. Cela rendra plus difficile à ses complices de le libérer.
Il nous a paru utile de consulter les Torres quant aux décisions à prendre concernant notre invité. Il semble que Balqis n’ait pas apporté à Nerguï une réponse satisfaisante concernant la possibilité de maintenir en vie ses utiles aptitudes dans la mort. Quant à Muslih, il a réglé la question de son destin judiciaire : pour banditisme, le Doppelganger sera condamné à mort. Mais il a différé la sentence pour nous laisser le temps de décider de mesures additionnelles éventuelles, notamment en termes de publicité de la sentence. Demeure cependant une autre question, concernant cette fois un mercenaire dont le sang s’est un peu trop échaudé et qui s’est mis à voir des Doppelganger partout et à les couper en morceaux jusqu’à ce que mort s’ensuive.
J’ai rendu visite à notre prisonnier en compagnie de Parwaaze. Il m’a semblé juste de lui communiquer la sentence à laquelle il serait exposé. Je ne suis pas certain que Parwaaze ait approuvé ; il m’est toujours difficile de discerner ses intentions et sentiments. Elle est indéchiffrable. Le Doppelganger a mentionné que sa race était supérieure à la mienne. Ce qui a quelque peu alléger le fardeau de remords anticipés que son inéluctable exécution m’avait placé sur le ventre. Il ne vaut peut-être pas mieux qu’un Commodore, finalement.
D’autres soucis nous attendaient. Il semble qu’il y ait un camp maadbien sur nos terres, une menace que le Conseil ne saurait tolérer, surtout considérant le peu d’estime en quoi ces brutes tiennent la nécromancie dont nous sommes venus à tant dépendre. Il a été décidé d’envoyer des éclaireurs (Parwaaze et Nerguï s’en sont chargés) en repérage.
24/08/818
D’après le rapport des éclaireurs de Parwaaze et Nergui, le camp Maadbien est bien défendu ; ils ont des chevaux et peut-être des chiens (qui seraient une addition utile à notre ménagerie si jamais ils venaient à les égarer lors d’une malencontreuse effusion de sang). Ils seraient apparemment une trentaine dont un Inquisiteur, qui rechignent à entrer dans la forêt (ce qui prouve qu’ils ne sont pas complètement idiots, contrairement à nous qui avons goûté à l’hospitalité très contestable des résidents locaux). Des mesures seront très bientôt prises à l’encontre des importuns. Du genre qui mettra en doute le sens de la courtoisie d’Ondanera.
Cette première séance du Concile des Archontes a aussi été l’opportunité de revenir sur quelques points non résolus, et, à l’initiative heureuse de Muslih, d’aborder certaines questions délicates mais cruciales.
Ont été clarifiées les suites à donner au problème des Doppelgangers. L’expérimentation a été autorisée sur notre invité. J’y ai consenti. Je crois que Balqis n’est pas à l’aise avec cette décision. Moi non plus pour être honnête. Il serait bon que je passe quelque temps à méditer. L’agitation incessante de ces derniers temps me laisse peu de temps pour réfléchir en profondeur sur les situations. Pour un druide, c’est très mauvais. Quant au mercenaire qui a eu un coup de sang ou de bile, son amende et sa réhabilitation passeront par une période de travail forcé.
De nombreuses décisions ont été prises qui ont dessiné les contours d’un destin pour Ondanera. L’esclavagisme a été autorisé. Seuls s’y sont opposés Parwaaze et Roderich. Parwaaze me semble éprise de liberté, sa décision éclaire d’ailleurs cet aspect de sa personnalité et laisse deviner les valeurs qu’elle poursuit – je pense deviner en elle une certaine part d’idéalisme. Comme quoi l’opportunisme et l’idéalisme ne sont pas immiscibles. Peut-être a-t-elle elle-même été esclave ? Le Doppelganger s’est demandé, à un moment, « mais qui, ici, n’a pas été esclave ? », suggérant que je n’étais pas le seul dans cette pièce à en avoir subi l’abjecte condition. Je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire, mais vu la décision de l’Archonte des Voix, je me dis que nous avons peut-être plus en commun que je ne le pensais. Par contre, la voix de Roderich m’a grandement étonné. Je ne pense pas que notre Cité naissante puisse se passer d’esclaves pour l’heure. Nous sommes trop près de choir encore. Nous avons trop besoin de leur travail. Mais l’Archonte de la Dîme est sans doute le mieux placé pour en avoir une idée précise. Cela m’a troublé. Et ma propre décision m’a étonné plus encore. J’avais, peut-être, l’opportunité de débarrasser Ondanera de cette abomination. Je ne l’ai pas saisie. Parce que cela aurait mis en cause notre survie, d’une part. Ensuite, parce que je me suis dit qu’en l’absence d’esclavage, seule s’offrait l’option de la mort pour les crimes qui méritent sévérité. Or dans la société nécromantique que nous sommes appelés à devenir, condamnation à mort revient à condamnation à être relevé pour prendre part au labeur. C’est une condamnation irrémissible à un esclavage perpétuel. Ce me semble être une pire option. Finalement, donc, j’ai opté pour la perpétuation de l’esclavage, afin de ne pas détruire l’espoir de l’affranchissement. Je suppose que j’ai toujours été d’Olunmawifa plus que d’A’tunsa… Et ce n’est pas mon Maître qui me contredirait. Mais Dieux que je digresse ! Heureusement que Roderich ne me facture pas l’encre.
La liberté du commerce sera encadrée. Seuls moi, Meneo et Parwaaze nous sommes prononcés pour une liberté totale en la matière. L’immigration sera modérément encadrée, et un registre sera instauré. Seuls moi, Parwaaze et Balqis nous étions prononcés pour une immigration libre. La liberté totale de culte, par contre, a été instaurée à l’unanimité. Je suis certain que tous les Waasu Saarma des montagnes se réjouiront d’apprendre qu’ils seront les bienvenus dans l’Onde Noire… J’ai noté avec intérêt qu’à chaque décision, Parwaaze s’est rangée du côté de la liberté. Cette constance m’a impressionné, et lui a acquis mon estime. J’aurai, sans doute, beaucoup à apprendre d’elle. L’unanimité a aussi été réunie pour centraliser notre administration, encore que cette unanimité a requis quelques palabres. Finalement, un service militaire universel sera décrété.
Quant à la transmission des savoir, son ordonnancement devra attendre que nous ayons nommé un Archonte du Séminaire. J’espère que ça ne tardera pas : bien que j’apprécie Nerguï, cela me met légèrement mal à l’aise de lui confier toute éducation magique. Mon opinion sur la nécromancie a certes évolué en bien, mais je reste attaché à la beauté d’autres magies.
Brèves du Concile I - 24/08/818
Les Archontes en ce jour se sont réunis et ont pris les décisions suivantes :
L'esclavagisme est autorisé, de même que la possibilité d'affranchissement. Il sera placé entre les mains de l'Archonte des Edits, qui placera les criminels notoires au statut d'esclaves et traitera les demandes d'affranchissement. Décision prise à la majorité.
La liberté du commerce sera encadrée, et sous la supervision de l'Archonte de la Dîme. Décision prise à la majorité.
L’immigration sera modérément encadrée, et un registre sera instauré et placé entre les mains des Archontes des Voix tandis que l'Archonte des Cieux soutiendra l'intégration à la vie Ondanerane. Décision prise à la majorité.
La liberté totale de culte, entre les mains de tous les Archontes et sous la surveillance de l'Archonte des Cieux lorsqu'il aura été nommé. Décision prise à l'unanimité.
La centralisation de l'administration entre les mains des Archontes des Voix, des Edits et de la Dîme. Décision prise à l’unanimité.
Le service militaire universel sera décrété, dont la supervision revient aux mains de l'Archonte des Dévôts. Décision prise à l'unanimité
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Je ne suis toujours pas certain d’avoir pris la bonne décision en approuvant l’expérimentation. Certes, la condamnation du Doppelganger n’a rien à voir avec son état de Doppelganger ; elle est juste et fondée en droit, elle est proportionnelle au coup qu’il nous a porté. Cela était d’ailleurs la condition indispensable qui permette à cette condamnation de ne pas ruiner nos chances d’établir à l’avenir quelque concorde avec ce peuple mussé en notre sein-même. Mais ce qu’il subira, le supplice particulier qui lui sera infligé avant le terme… cela est incontestablement motivé par sa nature, et je ne puis sereinement considérer que son traitement est empreint d’équité sans me mentir à moi-même et faire preuve d’hypocrisie. J’espère que ce sort réservé au premier d’entre eux ne sera pas le germe d’un conflit plus large.
J’ai tourné le problème dans tous les sens. La seule façon que j’ai trouvée de pouvoir continuer à me respecter est de considérer son supplice comme un sacrifice. Il faut, il est d’une impérieuse nécessité morale que nous nous nourrissions de lui. Ainsi, la nôtre cruauté ne sera pas perversité, mais le sanglant instrument de notre devenir commun. Tout ce que nous pouvons apprendre, nous devons l’apprendre. Nous devons comprendre leur fonctionnement. En le comprenant, nous apprendrons comment les blesser, certes, mais aussi comment les soigner. Quels sont leurs besoins ? La merveilleuse plasticité de leur chair peut-elle leur permettre de guérir rapidement d’une blessure en la forçant à se refermer ? Leur permet-elle de faire repousser un membre amputé ? Sont-ils capables de rajeunir ? Peut-on en trouver l’origine de leur plasticité dans quelque substance interne ? Peut-on utiliser ce savoir pour hâter la cicatrisation des nôtres ? Peuvent-ils maintenir ou altérer leur forme en étant inconscients ? Sont-ils capables de transfiguration partielle, ne sélectionnant de leur original que ceux de ses aspects qu’il leur sied de revêtir ? Peuvent-ils artificiellement augmenter leur force et leur endurance en se métamorphosant en athlète ? Leur magie permettrait-elle de renforcer, si elle est comprise, l’art de transformation des druides ? D’où leur vient leur capacité à lire les pensées ? Du moins, à percevoir les intentions : il semble qu’ils n’aient pas accès aux pensées formulées…
Comment se reproduisent-ils ? Sont-ils féconds tant en revêtant l’aspect de mâle que celui de femelle ? Il pourrait être intéressant d’essayer de le faire se reproduire. Probablement le Doppelganger accepterait-il volontiers quelques instants de volupté pour le soulager et lui faire oublier, un temps, la souffrance que nous lui infligerons. Une esclave ou une prostituée pourrait peut-être accepter l’expérience, moyennant promesse d’affranchissement, et de ce que ses enfants seraient pupilles d’Ondanera ? Nul doute que Parwaaze formerait excellemment l’enfant de telle union, si elle venait à être concrétisée. Bien sûr, point ne faut que nous excédions le degré de cruauté strictement nécessaire à notre but, aussi tâcherai-je de mettre mon savoir des simples et narcotiques, et ma magie, à disposition de Roderick afin d’alléger tant que faire se pourra la souffrance de notre victime. Ce sera d’ailleurs aussi une façon de découvrir comment son corps réagit aux substances connues.
Je me demande si Roderick accepterait qu’à la toute fin, lorsque tous les examens auront été pratiqués, je dévore rituellement le cœur du Doppelganger pour parachever ainsi que se doit son sacrifice, puisque tel, je pense, il doit désormais être envisagé.
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