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Le Baron retrouvé

Par Nico

General Summary

Le 02/06/817
Cher et estimé Grimald,

Je t’écris moins que je m’écris à moi-même, tant il me semble improbable que tu reçoives cette lettre, si même je me décide à l’envoyer. J’ai vu Roderich écrire dans un calepin, l’autre jour. Par certains côtés, il te ressemble… Je me souviens que toi aussi, tu tenais un journal. Par une activité régulière d’écriture, m’as-tu dit un jour, tu maintenais un esprit clair et ordonné. Tu as toujours aimé l’ordre, n’est-ce pas ? Les angles nets, les alignements bien rangés, les justes proportions. Sur ce point, nous divergions, à l’évidence. Et pourtant, aujourd’hui… j’aurais bien besoin de les ranger, mes idées. Et voilà donc que moi aussi je me mets à écrire. À t’écrire, toi, Grimald, qui de tous mes guides fus le seul véritablement et entièrement bienveillant, et qui demeures mon seul ancrage par-delà les mers. J’espère que tu vas bien.

Je n’ai jamais été aussi libre qu’aujourd’hui. Que cette liberté soit le fruit d’une condamnation me donne la satisfaction amère et douce que seule peut l’ironie. Dans la pyramide, puis sous la domination de mon premier maître, je n’ai jamais eu le choix, mon seul horizon était le prochain crépuscule, la mire de mes efforts quotidiens était de voir poindre la prochaine aube sans avoir dansé avec le fouet ni été embrassé par la braise ardente. Même dans le confort que m’a offert la maison Guidoni, je n’ai jamais poursuivi de dessein que je me serais choisi. Nos discussions, pour passionnées qu’elles furent – et elles l’étaient, n’est-ce pas ? –, n’en étaient pas moins abstraites, sans réalité tangible, sans but car sans réel objet. (Elles me manquent néanmoins. Tu me manques. ) Ici, aujourd’hui, je me suis rendu compte de la chance que j’ai, et que, j’en suis certain, tu m’envierais si tu la savais. Ici, loin de toutes choses ordonnées que tu appelles civilisation, libres de toute l’inertie poussive des villes obèses – que toi et Ernesto auriez tant voulu réformer – nous allons construire quelque chose. Peut-être, quelque chose de neuf. Et, je dois écrire ces mots pour que la permanence de l’encre m’arrache à la stupéfaction en quoi me plonge leur invraisemblance, ici et aujourd’hui, mes choix vont peser.

Je m’en suis rendu compte tout à l’heure, alors que j’observais le minois fatigué et las du Très Honorable Baron di Cellini, notre Gouverneur en titre au moins autant qu’en acte. À l’heure où j’écris ces lignes, à la lueur vacillante du feu de camp, il dort. Il doit se reposer. Le Baron aux deux poissons est passé bien trop près de les rejoindre pour son propre bien.
Il a l’air malheureux. Il a eu du mal à s’endormir, il n’est pas habitué aux bruits d’ici. J’aurais voulu l’y aider en suscitant quelque son apaisant qui l’eût ramené à des temps plus paisibles, mais je ne puis rien pour reproduire un chant que seule une mère peut charger d’assez d’inconditionnel amour pour ceindre le précieux sommeil de l’enfance d’un rempart infranchissable. Qu’il le veuille ou non, ici, il devra la quitter, son enfance finissante. Ma pitié n’est pas ce dont il a besoin, et ce n’est pas ce que je lui offrirai. Notre naufrage l’a tiré d’un confort où il aurait pu dormir une vie entière. S’il reste éveillé, et si l’avenir lui prête vie, il pourra devenir, peut-être, un dirigeant de talent. C’est ce qui m’occupait l’esprit lorsque j’ai décidé d’intervenir, d’intercéder en faveur de cette étrange créature à qui il doit peut-être la vie. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas conscience de ce que sa position peut évoluer vers une véritable charge de responsabilités. Peu importe. La graine met parfois longtemps à germer, mais semée, elle l’a été.

Je ferai de mon mieux pour que mes suggestions l’amènent dans la bonne direction… Mais justement, quelle est-elle, cette bonne direction ? Je me découvre soudain libre, en même temps que je réalise que je ne sais que faire de cette liberté nouvelle. Personne pour choisir, c’est à moi qu’échoit de décider pour moi-même de ma conduite. N’est-ce pas chose étrange que de se sentir orphelin de maître ?

Comment savoir où porter mes pas lors même que j’ai si peu de certitudes, et si celles que je devine sont floues et confuses ? Une chose que je perçois, tout de même, est que ta civilisation ordonnée et rangée n’a pas réponse à tout, qu’elle est trop propre pour se rappeler du parfum de l’humus, sans parler même de s’en nourrir. Le dédain péjoratif dont les gens de Sérénissime chargent le mot « sauvage » est une complaisance dans l’aveuglement. Au contact de vos villes, j’en ai désappris le sens, je crois qu’il me faut désormais le réapprendre. Heureusement pour moi, Nature est professoresse d’excellence. Il y a un fauve qui sommeille en moi. Il ne s’est pas encore rendu compte que sa laisse a été ôtée, car en demeure une sensation vestigiale, comme celle que laisse sur la peau un vêtement longtemps porté. L’enseignement des druides de Cauh’Pa aurait dû m’apprendre à comprendre son langage feulant. Désormais, c’est à moi de trouver le moyen de le réveiller. Et de l’écouter. Cette perspective me fait peur, je l’avoue. À ma propre façon, je dois devenir sauvage. Quoi que cela signifie.

Pourtant, j’ai eu une pulsion domesticatrice. C’était avant-hier, lors de notre première nuit dans cette belle forêt où nous nous sommes échoués. Une première rencontre avec la faune locale (essentiellement écailleuse). De petits reptiles volants, de la taille d’un gros rat, pourvus de deux paires d’ailes élégantes, et qui chassent en meute. Ils ont voulu nous chasser nous, mais ont vite compris qu’il leur en coûterait trop en sang, en souffrance et en vies pour se repaître de nous. Les trois autres ont été redoutables. Nerguï et sa dague (je ne serais pas étonné qu’il la manie mieux encore lorsque sa cible va sur deux jambes), Thanéa qui a coupé un de ces ragons en deux (c’est comme ça qu’on les appelle : des dragons de la taille d’un rat ; et n’en déplaise à Roderich, c’est nettement mieux que rat-ornithorynque). Et puis surtout Roderich, justement. L’acide dont il a aspergé l’un des volatiles… Quelle horreur… Il vaut mieux ne pas avoir l’alchimiste comme ennemi. D’une part, ce serait se priver d’une source précieuse de connaissances, et d’une autre, il a de quoi faire souffrir qui l’irriterait.
J’ai écouté les couinements qu’ils émettent en souffrant, et le cri de repli de leur guide. Je pense pouvoir les reproduire par magie en guise de mesure de dissuasion si le besoin s’en fait sentir à nouveau.

Ces créatures, bien qu’agressives, sont véritablement magnifiques, et leur vol est très grâcieux, sauf peut-être leur atterrissage sur nos épaules, où ils font un peu trop usage de griffes et dents. En les voyant, j’ai eu envie de faire de l’un d’eux un familier. Et d’ailleurs, je le désire toujours. Est-ce au contact des gens lissés et polissés de Sérénissime que j’ai acquis ces velléités d’assainir la sauvagerie par le dressage ? Ou bien désiré-je au contraire me rapprocher d’un animal pour apprendre de lui ? Il faut que je résolve ce conflit en moi entre civilisation et sauvagerie.

Je contemple à présent les lueurs orangées que projettent les flammes faiblissantes dans ma pierre-soleil. Est-ce un hasard si le seul souvenir de mon foyer est un symbole de voyage ? Au final, c’est peut-être en moi que se trouvent les nécessités que je prête au Baron. Nécessités de renoncer au confort, et de marcher ; de s’éveiller, et d’apprendre. Vite. Puissions-nous tous deux connaître fructueuse école, et faire au mieux usage de cette responsabilité que nos épaules n’ont jamais portée. Jusqu’à présent.
Je reprendrai l’écriture de ceci plus tard : la flamme agonise, et une longue route nous attend demain encore, vers le site du naufrage.

« Peut-on les asservir ? »
Voilà la première question que nous a posée le Capitaine Piccione lorsque nous lui avons parlé de la créature.
« Peut-on les asservir ? »
Mon sang bout. Cela ne compte-t-il pour rien que la créature ait peut-être sauvé le Baron lors de l’attaque des caméliguanes, et se soit abstenue d’ôter la vie aux gardes qui étaient pourtant venus l’attaquer ?
« Peut-on les asservir ? »
J’ai du respect pour le Capitaine. Il ne s’encombre pas outre mesure de protocoles inutiles, n’est pas autoritaire sans raison, et maintenant que la situation l’exige, il sait se montrer à la hauteur de ses responsabilités. Mais il se fourvoie. Il se trompe s’il ne voit en eux d’autres ressources que leur main d’œuvre.
Ce n’est pas tellement son recours à l’esclavage qui me révolte tant. Encore que je serais peut-être imbécile de refuser d’envisager que ma rancœur n’obscurcisse mon jugement. Mais après tout, mon peuple aussi asservit. L’esclavage est sûrement dans l’ordre des choses, bien que tout esclave aspire – légitimement – à quitter sa condition.

Non, ce n’est pas ça qui me répugne. C’est la présomption immédiate que nous n’aurions rien à apprendre d’eux. Cette créature est proche de la Nature. Elle est toute entière plongée dans une trame complexe de relations avec les êtres qui peuplent ces lieux, et elle a de cette trame une compréhension intime, instinctive, vraie. Son peuple comprend cet endroit. Mieux que nous. Comment espérer construire ici quoi que ce soit sans leur aide ? Comment connaîtrons-nous les zones inondables, les trajectoires des tempêtes annuelles, les zones à éviter pour ne pas déranger les esprits locaux ? Mais qu’ils les asservissent donc ! Ils gagneront en muscles écailleux ce qu’ils perdront en précieux savoir ! Un an de gagné peut-être, pour la construction, mais deux siècles de retard en compréhension. Le peuple écailleux asservi, il ne nous révèlera rien, car les esclaves portent toujours par devers eux leur dernier espace de liberté, et en cette forteresse intérieure, ils mussent le bien dont personne ne les peut dépouiller : les esclaves gardent leurs secrets...
Je ferai de mon mieux pour éviter pareille tragédie. Si l’économie de la Sérénissime a à ce point besoin de bras qu’elle soit prête à en sacrifier le savoir, peut-être cette économie ne mérite-t-elle simplement pas de survivre. Mais il n’est pas encore dit que nous ne construirons pas ici quelque chose de nouveau… J’en ai encore l’espoir. Mais quelle chose nouvelle ?

Je me rends compte, cher Grimald, que mes écrits doivent te paraître confus et décousus… Parce qu’ils le sont, d’ailleurs. Je devrais peut-être reprendre le récit de façon plus chronologique.

Le jour qui a suivi notre confrontation nocturne avec les ragons (les rats-libellules, d’après le Capitaine), nous avons trouvé le site du naufrage de l’autre aéronef. Ils ont eu moins de chance que nous. Nous avons pu évaluer qu’un tiers seulement d’entre eux avait survécu, une vingtaine environ. Nous avons suivi leur piste en longeant une rivière, et découvert qu’ils avaient été confrontés à autrement plus gros que des ragons. Les autres les appellent des caméliguanes cornus. Il s’agit de reptiles de grande taille, rouges (encore qu’ils sembleraient être capables de modifier leur couleur pour se fondre dans leur environnement), cornus, l’échine hérissée de pointes osseuses. Bien qu’ils semblent liés à l’eau, leurs pattes les rendent probablement aptes à escalader rapidement des surfaces abruptes. Ils sont pourvus d’une queue longue et puissante, nul doute que ce serait un fouet terrible, et d’une langue télescopique, semblable à celle des grenouilles de ma jungle natale. Et comme elles, peut-être, ils sont venimeux : Roderich a prélevé un flacon de leur salive poisseuse pour étude.

Si je suis capable de les décrire avec tant de précision, et si Roderich a pu approcher sa main de leur gueule sans la perdre, c’est que nous en avons vu un cadavre, égorgé. L’autre groupe des survivants en a rencontré un, l’ont mis en fuite, mais il est revenu avec un allié. L’un des deux a été abattu, et le combat a causé une grande confusion. Une partie des survivants s’est enfuie dans la jungle. On ne peut qu’espérer pour eux qu’ils auront réussi à se regrouper avant que les ragons ne leur donnent chasse. Sur les lieux de cette deuxième confrontation, Roderich a pu remarquer, par une observation attentive des traces, qu’un enfant avait été entraîné dans l’eau par une créature dont les traces suggèrent qu’elle serait presque humaine et pourtant palmée. Des soldats s’étaient lancés à sa suite dans la rivière-même.
Nous avons tergiversé un temps. Fallait-il tenter de rejoindre le gros du groupe des survivants, ou bien poursuivre suivre la rivière pour retrouver la trace de l’enfant, au risque de se retrouver confronté à un caméliguane ? Le fait que l’autre groupe ait décidé d’envoyer des soldats à sa poursuite, lors même que cela allait les affaiblir en milieu hostile, semblait indiquer que l’enfant était une personne importante, et nous craignions – l’avenir devait nous donner raison – que ce pût-ce être le Baron. Nous les avons pourchassés au-delà du crépuscule, grâce à la surprenante et merveilleuse nyctalopie de Thanéa. Nous nous sommes tout de même reposés – qu’aurions-nous valu, épuisés, face à un de ces caméliguanes ? Le lendemain, après un confluent du cours d’eau et alors que l'eau en devenait plus vive, nous avons trouvé deux gardes plongés dans un sommeil dont nous ne pûmes les tirer, et dont nous ne parvenions pas à identifier la cause. (Deux seulement ? Ils voulaient vraiment le retrouver, le Baron ? En tout cas, si la survie du Très Honorable môme peut casser les pieds de cet ignoble Commodore, c’est toujours ça de pris… )

C’est alors que Thanéa a aperçu la créature. Elle appartient à un étrange peuple amphibie, mi-homme, mi-reptile ou grenouille. (Eux nous considèrent peut-être comme un peuple étrange, mi-eux, mi-singe ou rat… qui sait…).
La créature, qui essayait, non sans maladresse, de se dissimuler, tenait l’enfant inanimé dans ses bras, et ne semblait pas constituer une menace immédiate pour lui. Je pense qu’il s’agissait d’une femelle, car son attitude envers le Baron avait quelque chose de… maternel ?
Dans une tentative – fort malhabile – de communication, je me suis désigné et ai prononcé mon nom. Mon vrai nom. Iclōocatl. Sur le moment, ça m’a paru évident : elle est tellement différente de nous qu’il n’y ait aucune raison que mes syllabes soient plus ardues pour elle que celles de Nico. Je n’ai même pas pris la peine de le prononcer, ce nom dont on m’avait affublé. Libre, te disais-je !

La créature savait parler, un talent qu’elle a acquis en observant d’autres humains qui lui ont laissé une opinion moins que favorable. Elle considérait que le Baron était son ami, car il était gentil et propre, disait-elle. Nerguï a utilisé un sortilège pour la comprendre (un sortilège merveilleux, je me demande si je pourrais l’apprendre). Enfin, il prétend qu’il a parlé à des esprits. Je ne comprends pas son besoin d’habiller sa magie d’une parure de mensonges. Sa magie est belle par elle-même, quel est ce besoin de prétendre qu’il parle à des esprits ? D’autant plus lorsque l’interlocuteur semble s’y connaître en esprits… Quoi qu’il en soit, il a réussi à convaincre la créature (je ne connais pas son nom) de rendre l’enfant contre deux breloques (je m’y connais suffisamment en gemmes pour savoir qu’elles ont à peu près autant de valeur que ses esprits d’existence).

Ses mensonges, bien qu’ils me mettent mal à l’aise, ont au moins sauvé trois vies : celles de l’enfant et des deux gardes, que la créature a accepté de libérer, d’un coup de sa très longue langue, du sommeil où elle les avait plongés. Je me demande, cependant, si Nerguï aurait utilisé à si bon escient son art de la tromperie, s’il n’y avait pas eu une influence considérable à gagner sur notre Gouverneur. Mais c’est peut-être le temps passé avec Ernesto qui me rend ainsi cynique ? En tout cas, le Clairvoyant a fait bon usage du temps qu’il a pu passer avec le Baron. (Je crois qu’il m’a écouté lorsque je suis intervenu auprès de l’enfant, et j’ignore pourquoi, mais je pense qu’il en a conçu certaine hilarité… )

Nous n’avons pas obtenu la liberté du Baron contre deux babioles seulement, mais aussi grâce à son inquiétude face à la fragilité de l’enfant, et surtout contre une promesse, celle de libérer un sien esprit ami, blanc, que des « méchants rouges » (sûrement des braconniers humains) auraient capturés. Il me semble important d’honorer cette promesse, non seulement pour que le premier contact de notre expédition avec le peuple écailleux lui donne des raisons de nous prêter confiance, mais encore parce que si des braconniers opèrent sur ces terres que nous espérons faire nôtres, il faut que nous les connaissions. Sans parler, même, de l’esprit dont parlait la créature ! C’est pourquoi nous repartirons, demain, pour chercher les « rouges » et si possible, selon les désirs du Capitaine, les capturer (mieux vaut main d’œuvre braconnière qu’indigène, m’est avis).

Avant de dormir, je vais invoquer quelque quantité d’eau dans les réserves de notre groupe de naufragés, qui s’apprêtent à se mettre en mouvement. L’humidité ne fait pas défaut, ici, mais l’eau claire et sûre est rare. L’humidité pourrait peut-être, d’ailleurs, poser des problèmes, notamment en ce qui concerne la poudre explosive. Nous avons de la chance d’avoir Roderich, peut-être pourra-t-il modifier la poudre pour la rendre moins sensible à cette moiteur…

Je termine ici ces lignes, Grimald. Je comprends mieux désormais ta discipline d’écriture: je discerne un peu plus clairement mon rôle en tout ceci : préserver nos chances d’apprendre des locaux avant de commettre des erreurs irréversibles lors de notre établissement ici. Je vais maintenant dormir, pourtant, je me sens plus éveillé qu’il y a quelques jours encore.

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