Auberge Orientale

Dans un trou vivait un Hobbit. Enfin, quatre, plus exactement, avec un cinquième en route pour les rejoindre. Le Hobbit en question était un certain Dodinas Brandebouc, originaire du Pays de Bouc dans la Comté, mais actuellement résident des Terres Sauvages.
Au-dessus du trou fraîchement creusé se trouvait une auberge récemment construite, si neuve qu’elle sentait encore la sciure de bois et la colle, et que ses murs blanchis à la chaux étaient encore d’un blanc éclatant, loin d’être jaunis par la fumée d’herbe à pipe et les taches de bière. Dodinas vivait dans ce trou avec sa femme Agatha et ses deux jeunes fils.

Ils avaient aménagé une partie du complexe souterrain pour accueillir son frère Dinodas.
Dinodas — ou « Dody » pour les intimes (et il avait le chic pour se faire des amis) — se considérait autrefois comme un Hobbit qui avait bien roulé sa bosse. Il avait voyagé jusqu’à Bree, une destination représentant, pour le commun des Hobbits, le double du trajet qu’on pouvait espérer accomplir dans une vie entière. Il ressassait à l’envi ses récits peuplés d’individus étranges et de coutumes exotiques. Lors d’une de ses virées à Bree, il avait rencontré un autre Hobbit — le (tristement) célèbre Bilbo Sacquet.

Tous deux s’étaient aussitôt mis à échanger des histoires, et pour une fois, c’était Dody qui restait silencieux, émerveillé par les récits des terres lointaines qu’il entendait. Comparé au voyage aller-retour de Bilbo, c’était à peine si Dody s’était éloigné du seuil de sa porte ! Au bout de plusieurs heures de conversation et après moult pintes de bière, Bilbo invita Dody à dîner à Cul-de-Sac le lendemain. Celui-ci emmena avec lui son frère cadet ainsi que sa femme Agatha.

Le dîner fut copieusement arrosé. Les bouteilles de vin se succédaient à un rythme effréné, tout comme les récits des Terres Sauvages et les innombrables plats. Dodinas déclara qu’il était déterminé à surpasser les exploits de Bilbo. Dinodas monta sur la table pour chanter une chanson à propos de géants, Bilbo leur montra avec enthousiasme sa collection de cartes et de carnets de voyage, et Agatha… eh bien, Agatha sirotait son vin tout en pensant aux détails pratiques.
Lorsqu’Agatha Touque avait épousé Dody, tout le monde s’était imaginé que la pragmatique Hobbit inculquerait un peu de bon sens au notoirement excentrique et indiscipliné Brandebouc, et qu’elle ferait tout pour qu’il trouve une affaire ou un métier afin d’occuper ses journées. Mais Agatha restait une Touque, et il y a dans cette famille une propension latente pour l’aventure et la bougeotte.

Aucun des trois messieurs hobbits ne se souvenait exactement comment ils en étaient arrivés là — rappelons que le vin coulait à flots — mais toujours est-il qu’un curieux projet prit forme au fil de la soirée. Depuis le succès de l’expédition d’Erebor et la chute du Dragon, une nouvelle ère de paix et de prospérité s’était installée dans le Nord. Il y avait beaucoup plus de passage sur la route de la Forêt qu’auparavant, grâce aux Béornides qui veillaient au grain et à la restauration du royaume de Dale. Tous ces voyageurs et ces marchands auraient besoin d’une étape sur le chemin.

Le plan consistait pour les deux frères à bâtir, ouvrir et tenir une auberge sur la route entre le Vieux Gué et l’entrée de la Forêt — un endroit assez proche de la demeure de Béorn pour que les créatures malfaisantes se tiennent à l’écart. Bilbo donna de l’argent aux deux frères afin qu’ils puissent monter leur affaire, ainsi que plusieurs lettres de recommandation adressées à divers dignitaires et illustres personnages qu’il avait pu rencontrer au gré de ses voyages.

Quand ils quittèrent le Pays de Bouc quelques semaines plus tard, la tête leur tournait encore un peu. Ils traversèrent les Monts Brumeux sans encombre et se présentèrent chez Béorn. Ce dernier ignora la lettre de recommandation, mais la présomption des Hobbits l’amusa (sans compter le tonneau de bière ramené du Perchoir Doré, qui fit son office), aussi leur donna-t-il la permission de construire leur établissement.